ANDREANNE BEGUIN – DU NOTGELD À LA BLOCKCHAIN (2024)

Andréanne Béguin est une jeune commissaire d’exposition et critique d’art sélectionnée en 2024 pour la bourse de voyage et de recherche en Allemagne. Dans le cadre de ce programme, elle a écrit le texte curatorial « Du notgeld à la blockchain » (2024), fruit de ses recherches menées lors de ses visites à Francfort, Berlin et Hambourg.

Le blé, les thunes, l’oseille, le pognon, le flouze, le pèze, les ronds, le fric, la mitraille… Les petits noms familiers donnés à l’argent sont pléthore. Cette profusion de dénominatifs est à l’image de l’importance de l’argent dans nos existences quotidiennes, de ses occurrences les plus intimes à ses manifestations publiques et politiques. Pour reprendre les mots de l’écrivain Thomas Baumgartner, qui vient de publier L’argent des gens, tentative d’épuisement de nos porte-monnaie, « L’argent fait notre quotidien, le fabrique, le contraint, le façonne. Le paradoxe est complet entre omniprésence et évanescence. » (p. 9). Si l’auteur, à rebours d’une étude philosophico-financière, choisit de faire le portrait de l’argent par des témoignages et récits individuels, l’enjeu de ma résidence de recherche en Allemagne n’était pas de craquer le code de la superstructure capitaliste, mais plus simplement d’appréhender l’argent dans sa dualité, à la fois comme sujet et comme médium artistique.

L’art et l’argent. L’homophonie fera sourire, un sourire entendu puisqu’il est de notoriété publique que ces deux mots sont les deux faces d’une même pièce. D’une part, le marché de l’art, par ses excès et ses sommes affolantes, n’en finit pas de défrayer la chronique, de marquer les esprits, de fasciner les un·es et de rebuter les autres. D’autre part, la précarité économique des artistes est une réalité moins reluisante, à laquelle le pouvoir législatif est encore resté sourd malgré le projet de loi déposé en février 2022 pour « une continuité de revenus des artistes auteurices ». Cette conjonction de coordination est évidente et nécessaire, en ce qu’elle permet de concevoir une architecture de valeurs économiques et sociales, des réalités professionnelles et structurelles. Mais s’il est indéniable que l’art a une valeur monétaire, qu’en est-il de la valeur artistique de l’argent ? Quelles sont ses qualités plastiques ? Ses potentialités narratives ? Quelle iconographie charrie-t-il ? Est-ce une iconographie comme les autres ? Sans chercher ni l’exhaustivité, ni la véracité, en entremêlant des visites d’ateliers, des rencontres avec des historiennes, voici une déambulation curatoriale à travers l’Allemagne en suivant ce fil vert.

À l’Historisches Museum Frankfurt, des mètres et mètres linéaires de vitrines conservent plus de 150 000 pièces de monnaie. Des civilisations grecques et romaines jusqu’à l’introduction de l’Euro en passant par l’instauration du pfennig par Charlemagne, elles offrent un condensé historique. Principalement rondes, les motifs et les matières varient, permettant d’inscrire dans le temps et l’espace ces fragments de société. Plus loin, une notice est consacrée à l’une des premières crises financières, désignée comme Kipper- und Wipperzeit (1618–1648). La dévaluation de la monnaie pour financer la guerre de Trente Ans a engendré l’émission de pièces en métal de plus en plus dépréciées. Les gens coupaient et rasaient les pièces aux métaux plus précieux et mélangeaient la face restante avec des métaux moins rares. Encore aujourd’hui, dans un système financier globalisé et généralisé, la matérialité de la monnaie est signifiante. Özlem Günyol & Mustafa Kunt s’en sont d’ailleurs saisis pour créer leur série – au nom évocateur – materialistic painting, qui n’est pas sans rappeler les vicissitudes et autres hybridations métallurgiques du XVIIème siècle. Initiée en 2018, inspirée du minimalisme de Josef Albers et ses carrés, elle consiste en la traduction picturale des pièces de monnaies les plus échangées dans le monde, comme le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen japonais. Les métaux contenus dans les pièces sont appliqués sous forme de poudre selon des surfaces proportionnelles aux quantités contenues dans chaque pièce. Le cuivre, le laiton, le nickel, le zinc… offrent leurs variations chromatiques. La monnaie, utilisée selon ses caractéristiques chimiques, est abstractisée. Sont néanmoins mises en exergue les richesses minières propres à chaque pays, et la hiérarchie monétaire à l’œuvre dans les conversions internationales est traduite par une surface picturale.

Özlem Günyol & Mustafa Kunt, Materialistic Paintings, 2018 – série en cours. Poudre métallique, papier d’impression fait main Hahnemühle 300 g/m², 76 × 82 cm. Euro, 10 centimes. 89 % Cu, 5 % Al, 5 % Zn, 1 % Sn. Photo : Katrin Binner.

Outre la matérialité, la collection de numismatique de l’Historisches Museum Frankfurt donne à voir une grande variété de représentation frappée sur ces pièces de monnaie. Des aigles, des lions, des portraits, des symboles… Toute une iconographie qui fait de la monnaie pas seulement un moyen de paiement, mais aussi un médium de communication. Pablo Schlumberger s’est amusé à jouer avec la force du message de l’argent. À l’occasion d’une soirée de performances de 2018 à la Klosterruine Berlin, l’artiste a créé six pièces de monnaie, coulées en argent à partir de modèles 3D, chacune correspondant à l’une des performances présentées. Il a ensuite confié l’interprétation de ces six pièces à une chercheuse en numismatique, Ulrike Peter, dont l’analyse a été publiée en 2023 dans une des éditions de l’artiste. La spéculation n’est pas orientée ici sur la valeur de l’objet mais elle est détournée sur le terrain de la signification, de la symbolique. L’argent comme support de représentation permet d’actionner la supposition, l’imagination, la projection mentale et sensible.

À partir d’ « Euro Manikin », une sculpture anthropomorphique en pièces de 1 € – ayant depuis disparu mystérieusement – Pablo Schlumberger réalise des séries de dessins et de photographies qui mettent en scène ce personnage énigmatique. L’artiste nous plonge dans un autre régime de rationalité, où l’argent est personnifié, à la fois malicieux et humoristique. Immergé sous l’eau des fontaines de Rome ou de Naples, il semble vivre ses propres aventures en dehors de nous – ce que l’argent fait finalement très bien aussi dans la vie financière dématérialisée…

Pablo Schlumberger, TOTAL REFUND 13, encre sur papier coloré, 29,7 x 21 cm,2019. Photo: Robert Schlossnickel.

À la Hamburger Kunshtalle, la collection de pièces, monnaies et médailles fait partie du département sculpture car l’ambition de la collection est de mettre en avant la portée artistique de la monnaie, le travail de l’orfèvrerie, les résonances avec d’autres œuvres. L’un des conservateurs historiques qualifiait d’ailleurs la collection de pièces comme une galerie de portraits miniatures. Toute la collection n’est pas exposée, une seule salle du parcours muséal lui est dédié et j’y découvre dans une vitrine une pièce – non pas montrée à plat mais de biais – d’une finesse extrême. Par association matérielle, un lien se fait avec la pratique de Rosa Lüders, qui travaille uniquement avec des feuilles d’aluminium. Ses inspirations sont multiples, des icônes votives grecques sur du métal souple aux salles de jeux d’argent en passant par les pièces émises par la Deutsche Demokratische Republik. Elles encroisent les notions de croyances, de valeurs, de pari, de gain. En lieu et place des chouettes, des chevaux que l’on retrouve à la Kunsthalle, Rosa Lüders donne à l’aluminium des formes de cerises, de flammes, de citrons. Un langage iconographique moderne tout droit sorti des machines à sous, promesses d’argent facile. Tout comme son matériau est réfléchissant, l’artiste joue avec cette force d’aveuglement et les effets de miroitements de l’argent.

Rosa Lüders, Sizzling Hot, 2023 ; 330 x 300 x 30 cm ; aluminium, encre-min.

Rosanna Marie Pondorf travaille elle aussi avec un langage iconographique ultracontemporain que sont les emojis. Sur du Wertschöpfungspapier fabriqué à partir de billets d’euro dévalués, elle imprime certains de ces emoji pour en pointer du doigt les implications géopolitiques. Par exemple, la pièce de monnaie du langage emoji représente un aigle américain et a pour devise « The Crazy One ». Autre exemple, les dollars américains sont dotés de petites ailes. Drôles et décalés, devenus des habitudes quotidiennes de communication, les emojis n’en restent pas moins un maillon signifiant au service du softpower américain et de l’idéologie dominante capitaliste. De l’argent sans valeur qui devient du papier et des emoji apparemment inoffensifs qui deviennent des totems, l’artiste inverse les perceptions pour formuler une critique des intérêts économiques du contrôle du langage digital.

Rosanna Marie Pondorf, Wertschöpfungspapier [argent volant] 2023, impression jet d’encre sur papier fait main à partir de billets d’euros, barre d’étalage, pinces téton, mousqueton, œillet, 44 x 29,5 cm.

Des pièces on passe ensuite aux billets, qui sont émis de façon régulière par les banques centrales des États européens au XVIIème siècle. La valeur fiduciaire est décuplée, car elle n’est plus indexée sur la matérialité du support et sa composition métallurgique, mais sur un système de croyance et de confiance. On croit qu’un rectangle en papier vaut 100 dollars. Et on y croit depuis longtemps. Parfois la croyance s’enraye, et l’histoire de l’Allemagne a été marquée par cette défiance fiduciaire. À la fin de la Première Guerre mondiale, dès 1916-1917, la valeur du Reichsmark s’effondre. Dans mes manuels scolaires allemands, les enfants de la République de Weimar faisaient des cerfs-volants avec des billets, pendant que leurs parents allaient faire leurs courses avec des brouettes de marks. Rapidement débordées, les autorités autorisent l’émission d’une monnaie de nécessité – en allemand Notgeld. Émise par des mairies, des entreprises, des banques régionales elle doit permettre de remplacer le mark pendant la crise, et pour la rendre attractive et attirante, ses designs sont confiés à des artistes et des graphistes. Au total sur la période autorisée, jusqu’en 1922, ce sont plus de 1 600 monnaies différentes qui sont imprimées et diffusées.

L’inflation comme source d’inspiration. C’est dans cette anomalie méta que nous entraine Michael Riedel. D’abord invité par le Geldmuseum de Francfort en 2017, l’artiste crée le Riedels, une monnaie uniquement sous forme de billets à partir de la totalité de ses échanges mail avec son galeriste de l’époque. 43 designs voient le jour de 5 à 500 Riedels. Puis c’est tout un système de transaction qui se met en place. Dans ses expositions, des distributeurs permettent d’échanger de l’argent contre des Riedels. Puis par la réalisation d’une édition, la version inflatée des Riedels est diffusée. Parfois des tickets à gratter à acheter permettent de gagner des Inflation Riedels, qui eux même permettent d’acquérir une œuvre de l’artiste. Non seulement, l’argent sert à la création de formes, mais aussi d’interaction, puisque le public « travaille » en quelque sorte à cette architecture transactionnelle, qui utilise des ressorts familiers : l’appât du gain, la convoitise, le toujours plus.

Michael Riedel, Riedels 25.000 (12), 2017. Impression offset sur papier, estampage à chaud, 12,6 x 20,5 cm. © Studio Michael Riedel

Michael Riedel s’est transformé en banque et en système monétaire, là où Niko Abramidis s’est transformé en start-up. Selon lui, la confiance que portent les gens à l’argent est de la même nature que celle que portent les collectionneurs à un artiste. En se vendant des dessins, un artiste n’opérerait-il pas une division de capital en des obligations ? Ainsi sur une série de dessins, il a intégré le tout nouveau système de paiement par puces, que génère entre autres Apple Pay. L’artiste nous fait nous assoir sur une liasse de billets de 500 €, ou autour d’une table de réunion très corpo dans les anciens locaux d’une banque d’affaires. Flirtant avec la dystopie, il invente des Cryptique machines, distributeurs ésotériques d’un futur peut-être pas si lointain où le système capitaliste aurait périclité, où les fentes des distributeurs resteraient béantes.

Dans un contexte de défiance généralisée, les années 1920 ont connu le Notgeld. Aujourd’hui, selon Simon Denny, les crypto-monnaies, les NFT et blockchains sont « de puissantes alternatives aux systèmes dominants de monnaie fiduciaire, de banque et de production d’art tels que nous les connaissons depuis si longtemps. »3 Artiste et curateur, Simon Denny explore les expériences du pouvoir, ses médiums, ses représentants dans des formes simples et non technologiques : des timbres, des jeux de société. Figure de proue de la pensée critique des monnaies alternatives technologiques en art, il a réalisé deux expositions fondamentales : Proof of Work, en 2018 au Pavillon Schinkel et Proof of Stake en 2021 au Kunstverein in Hamburg, rassemblant toutes les deux diverses productions artistiques autour des crypto-monnaies et de leurs réalités politiques, économiques, narratives. L’argent mute vers des formes toujours plus dématérialisées, il est toujours plus inodore et évanescent, et ses imaginaires sont toujours plus tentaculaires. Quand j’étais enfant, Piscou plongeait tête la première dans des piscines d’or et de billets, aujourd’hui CryptoPiscou est le pseudonyme d’un tradeur de Crypto-monnaies.

Vue d’installation Proof of Work, Schinkel Pavillon 2018. Comprenant: CryptoKitties / Guile Twardowski, Celestial Cyber Dimension, (Kitty . 127.), 2018 – Photo: Hans-Georg Gaul. 

1) https://journals.openedition.org/critiquedart/114597

2) Pauline Hatzigeorgiou, Jana Euler, Oilopa, Wiels, 21.06-29.09.24

3) https://curamagazine.com/digital/simon-denny-art-and-crypto/