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Katia Porro

Traductrice, critique et curatrice, Katia Porro est directrice d’In extenso et de La Belle Revue depuis 2021. Son parcours transdisciplinaire, à l’intersection de l’art, du design et du langage, l’a amenée à explorer des thématiques telles que les dimensions sociales et politiques de l’espace domestique et de l’environnement bâti, les systèmes de pouvoir qui y sont en jeu, le rôle des objets comme vecteurs d’affects, ainsi que la politique des émotions et de la traduction. Elle est titulaire d’un master en histoire du design de Parsons Paris et d’un master en art contemporain et commissariat d’exposition de l’Université de la Sorbonne. Elle a organisé des expositions en France et à l’international et publie régulièrement des textes dans divers journaux et revues.

Katia Porro a participé au programme « Rendez-vous: rencontres de directeurs, directrices et commissaires d’exposition de centres d’art français et allemands » organisé en novembre 2024 par le bureau des arts visuels de l’Institut français d’Allemagne. Elle a dans ce cadre publié un texte pour partager son expérience du programme. Lisez-le ici.

« Bist du bereit? » Un retour sur le programme « Rendez-vous » par Katia Porro

Par Katia Porro – participante du programme « Rendez-vous: rencontres de directeurs, directrices et commissaires d’exposition de centres d’art français et allemands » organisé en novembre 2024 par le bureau des arts visuels de l’Institut français d’Allemagne.

« Es-tu prêt·e ? » Cette question, brodée sur une casquette achetée au Kunsthalle Osnabrück, a, avec le recul, pris la saveur d’un refrain qui aurait pu m’accompagner tout au long du programme Rendez-vous. En y repensant, elle semble murmurer à chaque détour : es-tu prêt·e à explorer 15 espaces d’art dans 12 villes en seulement 4 jours ? À courir – oui, littéralement – valise à la main, d’un centre d’art à l’autre, avant de passer neuf heures à enchaîner les trains pour rentrer en France, courtesy de défaillances de la Deutsche Bahn ? Es-tu prêt·e à grimper dans un espace exigu et discret, à pénétrer à l’intérieur du toit d’un bâtiment de Frank Gehry et comprendre, enfin, comment tout cela tient en place ? Ou encore, es-tu prêt·e à plonger dans l’intensité de ce voyage, à savourer la richesse de chaque rencontre et à réfléchir à la façon dont nous, travailleur·euse·s de l’art partout, naviguons constamment entre l’éclat tapageur du monde de l’art et les défis souvent invisibles qui le maintiennent à flot ?

En novembre 2024, j’ai rejoint Maëla Bescond, Benoît Lamy de La Chapelle, Loïc Le Gall et Alexia Pierre – tou·tes directeur·ices et travailleur·euses dans des centres d’art français – pour un voyage en Allemagne dans le cadre d’un programme visant à encourager la collaboration institutionnelle entre les institutions françaises et leurs homologues allemandes. On pourrait dire que j’utilise le terme « institution » de manière un peu large ici, car In extenso, l’espace dont je suis la directrice, est loin d’être considéré comme tel. Petit lieu associatif à but non lucratif à Clermont-Ferrand fondé en 2002 et éditeur du magazine gratuit d’art contemporain La belle revue, In extenso est souvent sous-estimé en raison de sa taille et de ses ressources, tant humaines que financières. Pourtant, notre travail reflète celui des centres d’art reconnus : produire des expositions, soutenir la recherche et l’expérimentation et développer des actions de médiation. Ma participation à ce programme reflète donc une nécessaire remise en question de la hiérarchie entre structures et échelles, et ce à juste titre, car les défis partagés, vécus à des échelles différentes, ont mis en lumière des réalités communes entre nos pair·es. Mais revenons à ce voyage en Allemagne, en novembre 2024…

Dans un tourbillon – quatre villes par jour ou presque, des conversations furtives pendant des réunions de 45 minutes, qui se poursuivaient dans les transports en commun entre deux expositions, deux villes – nous avons découvert des réalités partagées et tissé des liens entre nous et avec nos homologues allemands. Bien que nous ayons souvent discuté des défis auxquels nous faisons face – réductions budgétaires, ingérences politiques, pression constante sur le travail culturel – ces échanges ont créé un terreau fertile pour comprendre notre condition (en référence au texte du même titre d’Aurélien Catin) en tant que travailleur·euses de l’art. Loin d’éclipser les expositions que nous avons visitées, ces conversations ont résonné avec les propositions artistiques que nous avons découvertes, abordant des problématiques telles que la violence et les rapports de pouvoir.

Ce qui m’a le plus surprise, ce n’est pas tant l’universalité de ces luttes, mais l’intensité avec laquelle elles s’expriment. De grandes institutions, des phares de prestige culturel, se sont révélées soutenues, pour certaines, par des équipes souvent petites et surchargées. Deux, trois personnes parfois, portant à bout de bras des programmes de renom. Il y a une certaine ironie à évoquer nos conditions de travail, souvent invisibles, dans ces anciens lieux bourgeois réaffectés, où nous exerçons notre activité, à la fois imposants et empreints d’une histoire qui masque le poids de notre travail.

Pourtant, ces échanges avaient quelque chose de réconfortant, une solidarité rare et nécessaire. Nous avons partagé la solitude de gérer des institutions artistiques, les nôtres pour la plupart éloignées des grands centres culturels, et ce que cela implique. L’énergie incessante qu’il faut pour persévérer, même lorsque les ressources et la reconnaissance ne sont presque jamais à la hauteur des efforts. Et malgré tout, nous trouvons des raisons de continuer. Des raisons d’être prêt·es, encore et toujours.

Ainsi résonnaient avec les problématiques de violence, d’invisibilisation et de rapports doux-amers à notre milieu certaines des expositions dans lesquelles ces conversations ont eu lieu.

À la Haus am Waldsee, les poupées à l’échelle 1 de Gisèle Vienne – immobiles, marquées de blessures et de charges invisibles – emplissaient l’espace d’un silence lourd. Leur présence imposait une confrontation avec des tensions latentes, inscrites dans la matière même de ces corps figés. Le corps devenait ainsi le lieu des souffrances, mais aussi du silence et du témoignage muet, évoquant les violences familiales. Au-delà de cette dimension, ce travail, d’une rare acuité, abordait de manière plus globale les systèmes de pouvoir qui traversent notre société, mettant en lumière des fractures invisibles. Il incitait à réfléchir sur les formes de violence globales, souvent reléguées au silence dans notre milieu, et à soutenir des pratiques qui dénoncent ces dynamiques de pouvoir. Il soulignait surtout l’urgence de résister à toute forme de répression. Un exemple en est l’exposition par le CCA des photographies de Rene Matić, prises lors d’une manifestation pour la Palestine, une démarche courageuse dans un contexte politique marqué par des accusations de censure.

À Bielefeld, le programme Keychain du Kunstverein offrait un contrepoint, un geste de résilience. Les co-directrices Katharina Klang et Victoria Tarak transmettent les « clés » métaphoriques de leur institution à d’autres, invitant à un dialogue entre les espaces et leurs conditions. Reconnaître le poids des réalités des un·es et des autres, amplifier les voix plutôt que les étouffer – peut-être que l’espoir, comme la lutte, réside là.

Au Dortmunder Kunstverein, Liquid Currency Bar de Zoe Williams étendait la conversation à la valeur et à l’économie. Cette installation composée d’un bar et une scène arborant un rideau jaune-pisse, conçue pour des performances et des événements, interroge les chaînes de valeur. Exemple : une bouteille de champagne à 100 euros consommée, simplement pour être urinée et transformée en déchet. La question des flux entrée/sortie, de notre travail et de sa valeur, surgit alors, questionnant les absurdités des économies libidinales.

Enfin, à Osnabrück, l’exposition personnelle On the Street Where You Live de Steve Bishop. Un tableau suburbain installé dans une ancienne église – une voiture garée devant un garage, du jazz émanant de sa fenêtre, l’odeur familière et étrange d’un congélateur, les photos de famille à Disney, les lumières qui nous suivent comme des veilleuses. Cela ressemblait à un requiem pour l’innocence, un rappel du moment où l’illusion réconfortante de l’enfance éclate, nous laissant face aux contradictions désordonnées de l’âge adulte. Dans le contexte de notre voyage, cela résonnait comme un écho doux-amer : l’équilibre impossible entre la croyance en ce que nous faisons et la navigation dans le désenchantement.

En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’être « prêt·e ». La question, telle que l’a posée Nan Goldin à Berlin le jour de notre départ d’Allemagne, est plus urgente :« Est-ce que vous écoutez ? » S’adressant à la foule lors de l’inauguration de son exposition, elle a évoqué l’amnésie historique et la marée insidieuse du silence. Ses mots sonnaient comme un défi. Rester prêt·e, ensemble. S’organiser. Se battre contre le silence, pour des espaces où l’art peut encore dire la vérité. S’écouter.

 

Photo 1 : « Bist du bereit »: Merchandising de l’exposition « Bist du bereit? » de Diane Hillebrand à l’occasion de l’anniversaire des 30 ans de la  Kunsthalle Osnabrück, 2023. Courtesy Kunsthalle Osnabrück. Photo: Lucie Marsmann

Photo 2 : Steve Bishop, « On the Street Where You Live », Installation Kunsthalle Osnabrück, 2024. Courtesy of the artist and Carlos/Ishikawa. Photo: Steve Bishop

Alexia Pierre

Alexia Pierre est curatrice et critique actuellement basée à Grenoble, où elle travaille à la programmation artistique du Magasin, Centre national d’art contemporain en tant qu’assistante commissaire. A travers ses recherches et projets indépendants, adressant des questions d’échelle et d’écologie, elle s’intéresse à la notion de translocalité et aux liens pouvant exister ou émerger entre des territoires éloignés. Elle développe une pratique où le temps long et l’écoute deviennent méthodes.

Elle est commissaire de l’exposition personnelle de Lise Thiollier, Métamorphoses de sel, à la Galerie, centre d’art contemporain d’intérêt national de Noisy-le-Sec (2025), et de l’exposition collective Ailleurs est ce rêve proche, de murmures d’eaux confiantes, pensée en résonance avec l’exposition de Julien Creuzet, au Magasin CNAC (2023). A Londres, elle est co-commissaire de l’exposition soothing streams, Art Hub Studios (2021) et à l’initiative du livre d’artiste itinérant collapsing scale (2022). En tant que membre de TAP (Temporary Art Platform), elle a édité le toolguide de recherche A Few Things we Learned about Art, Ecology, and the Commons (2021), à l’issue du projet éponyme s’étant déroulé dans une forêt urbaine à Beirut.

Auparavant, elle a notamment été assistante des expositions et des programmes à ISCP, à New York. Après avoir commencé ses études en sciences politiques et sociales, et réalisé un master d’affaires publiques à Sciences Po, Paris, elle conclut un MFA Curating à Goldsmiths, Londres, en 2022.

Elle enseigne à Sciences Po, Paris, depuis 2024.

Alexia Pierre a participé au programme « Rendez-vous: rencontres de directeurs, directrices et commissaires d’exposition de centres d’art français et allemands » organisé en novembre 2024 par le bureau des arts visuels de l’Institut français d’Allemagne. Elle a dans ce cadre publié un texte pour partager son expérience du programme. Lisez-le ici.

Crédit photographique © Melek Berfin Altınışık

Alexia Pierre – Pause for/to love?

Revue de l’exposition personnelle de Renée Matić, AS OPPOSED TO THE TRUTH, CCA Berlin

Par Alexia Pierre – participante du programme « Rendez-vous: rencontres de directeurs, directrices et commissaires d’exposition de centres d’art français et allemands » organisé en novembre 2024 par le bureau des arts visuels de l’Institut français d’Allemagne.

“I do look at love so much in my work, as a way of surviving
and trying to find a way out of this kind of chaos”
– Renée Matić (par Emma Russel, i-D, Oct. 2023)

La lueur sanguine des néons de l’entrée du Center for Contemporary Arts (CCA), étape de notre marathon berlinois entamé quelques heures auparavant, nous accueille et électrise un contraste avec les lumières bleutées de vitraux filtrant depuis l’extérieur. L’architecture brutaliste que nous offre ce bâtiment, nid d’abeille en béton adjacent à la nouvelle église du Souvenir – Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, et son agencement au mobilier boisé, enveloppent l’espace d’une atmosphère tout en dualités : froideur fonctionnelle et révérence mémorielle se côtoient, tandis qu’à l’impersonnel bureaucratique de cet ancien foyer semble s’imbriquer la chaleur domestique.

Quelques pas à peine dans le corridor minimaliste dessinant les contours du centre d’art cubique, desservant ses salles d’exposition, une première alcôve donne vue sur un placard en bois lumineux, grand ouvert. Ce dernier dévoile une collection de poupées noires tendrement installées sur les étagères, nous fixant.

C’est sur cette première œuvre que s’ouvre AS OPPOSED TO THE TRUTH, première exposition personnelle dans une institution allemande de l’artiste britannique et basé.e à Londres, Renée Matić (né.e en 1997, Peterborough, UK). La photographie, le film, le texte et l’installation se juxtaposent, se superposent, pour former une pratique résolument personnelle à travers laquelle l’artiste adresse des thématiques ayant attrait à l’identité, aux sous-cultures, à la foi et à la famille. Au-delà de la collection, avec Restoration (débutée en 2022) Matić adopte avec affection ces poupées, dont le manque de soin se révèle dans leurs blessures et cicatrices apparentes autant qu’il renvoie à l’expérience du père de l’artiste, abandonné enfant à Peterborough et ayant trouvé communauté parmi les skinheads. A son origine, dans les années 1960s, le mouvement était porté par le rassemblement autour des genres musicaux jamaïcains, du ska et du reggae. L’affirmation de l’identité noire autant que la foi en l’amour qui persiste, et répare, à travers l’oppression systémique et malgré la marginalisation émergent ainsi parmi les fondations du travail de Matić.

Les baisers se mêlent aux graffitis, les corps dénudés des soirées chevauchent des pancartes de mouvement sociaux. Lumières de la nuit. Pauses que la photographie offre au temps, à la vie, à l’artiste. L’intime, les familles choisies, la danse, la célébration, la manifestation, s’exposent dans la série de photographies Feelings Wheel (débutée en 2022). La spontanéité de ces clichés se reflète, tout en transparence et fragilité, dans leur présentation sur des planches en verre disposées à même le sol, négligemment accolées aux parois de l’alcôve. Elles intiment de s’en approcher, de s’accroupir, de les feuilleter comme l’on chercherait un CD – les superpositions d’une image sur l’autre se déplacent, les histoires se réinventent. Les voix aussi se mélangent, s’assemblent. « Lift me up / Keep me safe, safe and sound. »1 Celle de Rihanna succède à celles de James Baldwin et bell hooks ; les leurs s’agrègent à des conversations personnelles, à des fragments de l’actualité, aux cloches de l’église voisine. Traduisant l’éclatement caractéristique de la société dans laquelle nous vivons, la pièce sonore 365 (2024) s’écoute dans une micro-salle de Ballroom dancing ; le corps est au centre baigné dans le rouge d’un néon.

Le travail aussi tendre que tranchant de Renée Matić, affirme la vulnérabilité de l’intimité, revendique la croyance en ce qui nous bouleverse et nous relève dans la violence environnante. Le désir –le besoin ? – d’amour habitant ses œuvres s’intègre à l’échelle intime du CCA et à son emplacement géographique, que l’on ne peut ignorer : celui d’un mémorial pour la paix, la réconciliation. L’on relève alors tout autant la justesse ironique et symbolique de l’installation Untitled (No Place for Violence) (2024) : un drapeau traversant l’espace central de l’exposition sur lequel sont imprimés les mots « No place » (au recto) « For violence » (au verso). Pile ou face ?

Recueillement en un lieu, en une pratique ; temps suspendu qu’un riche programme de visites, de rencontres, rendit possible. Entre 10 villes et 15 institutions, c’est à cet arrêt que je fais pause.     

Photo credit: Rene Matić AS OPPOSED TO THE TRUTH Installation view CCA Berlin 2024-25 Photos Diana Pfammatter-CCA Berlin

1 Paroles empruntées à la chanson « Lift Me Up (From Black Panther: Wakanda Forever» (2022) de Rihanna.

Résidence Curatoriale

Le programme Jeunes Commissaires recherche un.e commissaire d’exposition dans le cadre d’une résidence curatoriale au Kunstmuseum de Bochum, musée d’art moderne et contemporain.

Date limite de candidature : 3 mars 2025
Entretiens de sélection : semaine du 10 mars 2025

Déroulement du projet : du 1er mai au 31 octobre 2025

L’appel s’adresse à des commissaires d’exposition de nationalité française ou résidant en France.

PRÉSENTATION DU PROGRAMME JEUNES COMMISSAIRES

Créé en 2014 à l’initiative du Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne en étroite collaboration avec le ministère de la Culture et l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ), le programme « Jeunes Commissaires » vise à établir de nouvelles formes de soutien aux commissaires d’exposition émergent.es français.es sur la scène artistique allemande.

Chaque année, le Bureau des arts plastiques accompagne le travail d’un.e commissaire d’exposition de l’Hexagone dans une institution partenaire en Allemagne. La sélection est effectuée en fonction de la pertinence des projets présentés par rapport au cadre établi par les équipes du Bureau des arts plastiques et de l’institution partenaire.
Dans cette optique, un partenariat a été conclu pour 2025 avec le Kunstmuseum de Bochum, un musée fondé en 1921 sous le nom de Städtische Kunstgalerie. Celui-ci rassemble aujourd’hui une collection éclectique de plus de 8 000 œuvres couvrant notamment un large pan de l’art européen après 1945. Cette collection s’est récemment enrichie d’un legs contenant de nombreuses œuvres du mouvement Fluxus. Le Kunstmuseum offre à un ou une commissaire d’exposition l’opportunité de travailler en étroite collaboration avec son équipe de curateur.ices et de participer à la conception d’une grande exposition autour de cette question centrale : comment exposer aujourd’hui les travaux d’artistes de Fluxus, souvent conçus pour être éphémères ?

Projet d’exposition : How We Met. Le legs (Fluxus) de la galeriste Inge Baecker.

Du 11 octobre 2025 au 15 février 2026.

Fluxus[1] reposait sur l’espoir de bâtir un monde meilleur et le désir d’œuvrer, après les affres de la Seconde Guerre mondiale, à l’édification d’une société nouvelle par le biais de la musique, de la peinture, de la performance et de l’architecture. Par son rejet des conventions, sa pensée résolument antiautoritaire opposée à l’eurocentrisme et la reconnaissance du caractère pluriel de la société, le mouvement Fluxus préfigurait des idées et des aspirations qui nourrissent les débats sociaux et institutionnels actuels.

Apparu dans le New York des années 1960, ce collectif international d’artistes peu structuré est rapidement devenu un réseau mondial qui, en Allemagne, s’est principalement cristallisé en Rhénanie-du-Nord-Westphalie et dans la Hesse. Des happenings, des concerts et des performances ont eu lieu à Wiesbaden, à Cologne ou encore à Düsseldorf. Ce que peu de gens savent est que Bochum a également joué un rôle important, quoique limité, dans la reconnaissance des artistes du mouvement. La galeriste Inge Baecker, native de Bochum, y a ouvert en 1970 une galerie d’art d’avant-garde qu’elle a dirigée d’une main de maître. Avant de transférer sa galerie à Cologne dans les années 1980, elle a écrit à Bochum un chapitre de l’histoire de l’art qui est passé à la postérité au niveau international. À sa mort en 2021, elle a légué au Kunstmuseum une collection de plus de 700 œuvres, dont un ensemble exceptionnel d’œuvres Fluxus.

Inge Baecker a exposé de nombreux représentants de l’art conceptuel et de l’intermedia du monde entier, parfois pour la première fois en Allemagne. Ainsi, dans les années 1970, sa galerie de Bochum, située juste en face du Kunstmuseum, a accueilli des performances de Takako Saito, à qui le musée a récemment consacré une grande exposition monographique (Pi-Pi-po, po, 2023). Les six éditions des Bochumer Kunstwochen orchestrées par Baecker entre 1972 et 1979 dans le centre commercial flambant neuf Ruhrpark restent gravées dans les mémoires. C’est là qu’ont été créés le comptoir de vente en béton « Olympia-Hymne » de Wolf Vostell, le « TV cello » de Nam June Paik, ou encore le « Beethovenzimmer » de Mauricio Kagel, ainsi que des œuvres des artistes Allan Kaprow et Milan Knížak. Toutes font désormais partie de la collection du Kunstmuseum comme autant de témoins de l’esprit pionnier d’Inge Baecker et de son attachement à sa ville natale.

Après un travail de tri et d’inventaire de trois années, les œuvres issues du fonds Inge Baecker vont désormais faire l’objet d’une exposition temporaire spécifique, de grande envergure, qui comblera une lacune dans la collection du Kunstmuseum de Bochum sur l’art conceptuel et l’art de la performance des années 1970 et 1980. L’ambition de cette grande exposition est de transposer au présent les idées et la pensée du mouvement Fluxus et de les rendre accessibles au grand public. Dans une perspective à la fois esthétique et politique, le mouvement Fluxus a fait voler en éclats les murs de l’institution muséale. En délaissant le mythe du génie individuel au profit d’une approche collective orientée vers le processus de création, dans lequel l’idée compte plus que l’œuvre en soi, Fluxus a donné une dimension radicalement nouvelle à la notion même d’art.

Cette exposition est l’occasion de lancer au musée comme au public ce défi teinté d’espièglerie : comment traduire dans le monde actuel les idées de Fluxus ? Comment un musée peut-il conserver et exposer des œuvres pensées pour être éphémères et les faire découvrir à un public amateur ? Fluxus peut-il nous aider à repenser l’institution muséale par le biais de la musique, de la peinture, de la performance et de l’architecture pour en faire une institution plurielle, ouverte, antiautoritaire et frondeuse (puisque telle est l’ambition du Kunstmuseum de Bochum) ? Enfin, l’exposition cherche à montrer comment des actions à l’échelle locale, comme le travail acharné de la galerie Inge Baecker à Bochum, s’inscrivent aujourd’hui dans des contextes globaux qu’elles marquent de leur empreinte.

Dans ce grand projet d’exposition qui s’étend sur deux étages et près de 1 500 m², les œuvres protéiformes du legs Inge Baecker côtoieront des productions d’artistes contemporain.es, explorant les idées, l’humour et les aspirations du mouvement Fluxus grâce à un vaste programme de médiation et de performances et construisant conjointement avec le public une contre-proposition à la pratique curatoriale conventionnelle.

En amont de l’exposition, un travail de recherche intensif est mené en collaboration avec l’institut ZADIK (les archives centrales pour la recherche sur le marché de l’art allemand et international) de Cologne. Cet institut est d’ailleurs intimement lié à Inge Baecker. En 1994, elle avait fait don à ZADIK des archives de sa galerie, lui confiant par là même une partie de son histoire. Après quoi, en 1998, Inge Baecker a été élue pour succéder à Rudolf Zwirner en tant que représentante des donateur.ices au sein du conseil d’administration de l’association ZADIK, dont elle est restée membre jusqu’à sa mort en 2021. L’institut possède donc de précieuses archives qui documentent plus de 50 ans d’activité de galeriste d’Inge Baecker, notamment une correspondance abondante avec des artistes et des collectionneur.euses.

MISSIONS

Le ou la jeune commissaire rejoindra l’équipe du Kunstmuseum de Bochum et interviendra en soutien de l’équipe curatoriale dans les différentes missions de l’institution. Il ou elle sera chargé des missions suivantes :

– soutien à l’équipe curatoriale du Kunstmuseum pour tous les travaux de préparation de l’exposition (rédaction de textes, contact avec les artistes, compilation de listes d’œuvres, etc.), contribution à la conception du contenu de l’exposition et à sa production ainsi qu’à la préparation et à la tenue d’événements dans le cadre du programme de médiation en lien avec l’exposition « How We Met » ;

– élaboration et encadrement d’un atelier pour un public jeune (moins de 36 ans) autour de thématiques liées à l’exposition en collaboration avec l’équipe de médiation.

Le ou la jeune commissaire rédigera en outre un rapport d’activité destiné à être publié sur le site Internet www.jeunescommissaires.de.

PRESENTATION DU KUNSTMUSEUM DE BOCHUM

La curiosité, l’envie d’expérimenter et l’invitation à un dialogue ouvert sont au cœur du projet du Kunstmuseum de Bochum. Situé à la lisière du Stadtpark, à deux pas du centre-ville, le Kunstmuseum est conçu comme un lieu à mi-chemin entre le musée et l’atelier, un espace où tout est possible et où chacun a sa place.

La spécificité du Kunstmuseum se reflète dans la dualité de ses deux bâtiments conjoints. Une architecture généreuse qui crée une atmosphère conviviale et invite à faire l’expérience de l’art moderne et contemporain, à travers des expositions ou des performances, et à entrer en dialogue avec lui. Le point d’orgue de cette collection éclectique de plus de 8 000 œuvres est, au-delà de quelques œuvres phares du début du XXème siècle, un très large éventail de l’art européen après 1945, de Zofia Kulik à Andy Warhol en passant par Louise Nevelson et Tadeusz Kantor. La collection s’est récemment enrichie d’un legs contenant un ensemble important d’œuvres du mouvement Fluxus.

Plus d’informations sur le site Internet du Kunstmuseum : https://www.kunstmuseumbochum.de/

PROFIL RECERCHÉ

– Vous avez une formation dans le domaine du commissariat d’exposition ainsi qu’une excellente connaissance de la scène artistique internationale.

– Vous possédez une bonne connaissance du fonctionnement d’un musée, vous nourrissez un intérêt particulier pour le mouvement Fluxus et vous éprouvez une affinité avec le projet du Kunstmuseum.

– Vous avez une conception précise de l’avenir de l’institution muséale et êtes à même de concrétiser cette conception par des projets. Vous avez une connaissance approfondie des débats sociaux et politiques contemporains.

– Vous êtes conscient.e de l’importance du travail de médiation pour une institution artistique publique et vous êtes prêt.e à collaborer assidûment avec les membres de l’équipe de médiation analogique, numérique et hybride.

– Vous savez rédiger des textes à des fins diverses et pour des publics variés.

– Vous êtes sensible à la diversité et aux discriminations dans votre rapport aux publics et à vos collègues.

– Vous possédez la nationalité française ou résidez en France.

– Vous avez la possibilité de séjourner à Bochum de mai à octobre 2025 et d’organiser votre hébergement par vous-même.

– La maîtrise de l’anglais est obligatoire, celle de l’allemand est un atout.

– Vous aurez moins de 36 ans au début de la mission.

RÉMUNÉRATION ET DURÉE

La période de travail s’étend de mai à octobre 2025, soit une durée de six mois.

Le budget global de 12 000 € T.T.C. se répartit de la manière suivante :

– honoraires de 7 200 € T.T.C. (soit 1 200 € T.T.C. par mois sur six mois) pour l’accompagnement du projet et la mission curatoriale ;

– honoraires de 1 500 € T.T.C. (soit 250 € T.T.C. par mois sur six mois) pour l’élaboration et l’encadrement d’un atelier pour un public jeune ;

– aide aux frais d’hébergement à hauteur de 3 000 € T.T.C. (soit 500 € T.T.C. par mois sur six mois) ;

– aide aux frais de voyage entre la France et l’Allemagne à hauteur de 300 € T.T.C.

La mission se déroulera en présentiel et représentera un temps de travail de cinq jours par semaine (soit 40 heures par semaine).

DOCUMENTS À TRANSMETTRE AU FORMAT PDF:

– Un curriculum vitae incluant votre date de naissance et votre numéro SIRET ;

– une lettre de motivation (une page) ;

– une liste des projets auxquels vous avez participé (si elle ne figure pas dans le curriculum vitae).

Merci d’adresser votre dossier de candidature en anglais par e-mail à l’adresse suivante : info.bdap@institutfrancais.de

L’ensemble des documents ne doit pas excéder 5 Mo.

Date limite de candidature : 3 mars 2025

Entretiens de sélection : semaine du 10 mars 2025

CONTACT

Bureau des arts plastiques | Institut français d’Allemagne

Französische Botschaft, Pariser Platz 5, 10117 Berlin

+49 (0)30 590 03 9244

info.bdap@institutfrancais.de | www.jeunescommissaires.de

Responsable : Oriane Durand | Chargée de projets culturels : Alix Weidner

Ce projet est réalisé avec le soutien du ministère de la Culture et l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ).

[1] Fluxus, un collectif international d’artistes très peu structuré, a été marqué dans les années 1960 par de nombreux.ses artistes d’avant-garde parmi lesquel.les Ay-O, Mary Bauermeister, Joseph Beuys, Bazon Brock, George Brecht, John Cage, Arthur Køpcke, Benjamin Patterson, Dick Higgins, Robert Filliou, Ludwig Gosewitz, Alison Knowles, George Maciunas, Charlotte Moorman, Yoko Ono, Robin Page, Nam June Paik, Takako Saito, Carolee Schneeman, Tomas Schmit, Mieko Shiomi, Ben Vautier, Wolf Vostell et Emmett Williams, pour n’en citer que quelques un.es.

LILA TORQUEO – THE SHOW CAN’T GO ON, SO WHO DO YOU WANT ME TO BE ? (2024)

Lila Torquéo est une jeune commissaire d’exposition et critique d’art sélectionnée en 2024 pour la bourse de voyage et de recherche en Allemagne. Dans le cadre de ce programme, elle a écrit le texte curatorial « The show can’t go on, so who do you want me to be ? (2024) », fruit de ses recherches menées lors de ses visites à  Berlin, Cologne, Düsseldorf et Hambourg.

Un mois à parcourir l’Allemagne m’a plongée dans les eaux troubles du romantisme noir, du minimalisme punk et de l’expressionnisme allemand. Tout a commencé dans la Reading Room de Kathy Acker à Cologne, où j’ai collecté quelques textes littéraires et outils théoriques. Ces lectures m’ont échauffée aux visions radicales de Gisèle Vienne, occupant depuis la scène berlinoise. A quelques enjambées de son exposition à la Haus am Waldsee, inaugurée en septembre 2024, s’esquisse une autre forme de théâtralité dans l’exposition de Calla Henkel & Max Pitegoff. Ce texte en rend compte, parmi d’autres expositions découvertes à Berlin ainsi qu’à Cologne, Düsseldorf et Hambourg. Son écriture s’est finalisée entre les rayons de la bibliothèque du CND – Centre National de la Danse – à Pantin, particulièrement bien fournie en ouvrages sur Gisèle Vienne. Ce voyage a été rendu possible grâce au soutien du Bureau des Arts Plastiques | Institut Français d’Allemagne, que je remercie chaleureusement.

Angharad Williams, Origin nature destiny 5, 2024, inkjet print on satin paper, museum glass, custom frame, Courtesy Schiefe-Zähne.

Dans les années 80 et 90, la scène artistique de Cologne avait tout l’air d’un joyeux soap opera, entre les bars et les galeries que Martin Kippenberger et d’autres iconoclastes transformaient en spectacles délirants, dans un mélange de chaos, de camaraderie, et de glamour excentrique. Certain·es d’entre elles et eux comme Michael Krebber et Jutta Koether sont parti·es à New York, tandis que d’autres dont Rosemarie Trockel et Cosima von Bonin sont resté·es. Julia Scher et Matthias Groebel n’avaient pas encore cette reconnaissance que la galerie Drei a depuis contribué à leur apporter. Avec Matthias Groebel nous parlons de la schizophrénie ordonnée, entre son travail de pharmacien et sa vie d’artiste, à tel point qu’apparemment, Cosima von Bonin ignorait qu’elle demandait des médicaments pour ses chiens enrhumés à un artiste tout aussi génial. Nous discutons d’hauntologie, de Mark Fisher, des nuances de gris – sonores, métalliques et sensuelles dans ses œuvres – et du sad grey sans texture, mondain et générique, comme syndrome de l’atrophie postmoderne. Les images de punks que Groebel observait danser lors des midnight programs à la télévision nous fixent aujourd’hui dans les vernissages, que nous peuplons comme des souris égarées, piégées dans le voyeurisme gélatineux de l’époque. Nous, téléspectateur·trices d’hier, sommes devenu·es les acteur·trices d’aujourd’hui.

Pendant ce temps, Julia Scher occupe la galerie Drei. Des fours à micro-ondes se muent en caméras de surveillance, videoprojecteurs, écrans de télé et plateaux tournants, où se mettent en scène et s’entassent des modulors. Ces figurines stéréotypées du dernier stade de l’humanité, y tiennent leur dernier show, quand d’autres mutilées sont déjà sur le déclin et réduites à des nombres, à de la chair crue prête à rôtir. De la note rose édulcorée des appareils ménagers, à la note salée des ondes à haute fréquence exploitées par l’armée, Scher convie le militaire et le domestique sur la table d’opération du XXIe siècle. Son cyber-romantisme s’ouvre sur une quatrième dimension, où les corps s’acceptent dans leur porosité, comme réceptacles d’ondes et de flux, pris dans des jeux cosmiques, d’échelles et de rétroaction. Ces persées infinies rappellent celles de Julie Becker, qui, dans Whole (1999), perfore son studio et le traverse de la maquette de la California Federal Bank, qu’elle voit depuis sa fenêtre. Le dehors entre dans le dedans ; le tissu de l’espace-temps se courbe et s’ouvre sur un trou où se concentrent des boucles d’énergie. Dans les dessins de Julie Becker, le signal de la télévision vibre encore et les poussières d’étoiles résiduelles dont nous sommes issu·es, brillent dans ses miroirs.

En Allemagne, quand l’on jette nos bouteilles et canettes dans les machines à déconsigne, nous entrons dans une chaîne énergétique, ici nommée le « Clean Loop Recycling ». Parmi la série de photographies d’Angharad Williams, Origin nature destiny (2024), l’une d’elle est scotchée au mur de son atelier. On croirait voir un œil de bœuf donnant sur le couloir d’un vaisseau spatial, comme un passage vers un endroit important et matriciel. Il s’agit en fait de l’intérieur d’un de ces automates de déconsignes, de ces points de transfert où les flux de matière, de finance et d’information se croisent et se redistribuent.

Dans son ancienne boutique commerciale à Hambourg, rebaptisée Chess Club, Amanda Weimer perce des trous vers les horizons galactiques et les mécaniques célestes de Mimi Hope et dans les unités sociales de Tim Mann. Des miroirs se multiplient du sol au plafond, face à quoi nos corps narcissiques se fragmentent et laissent leurs reflets à la dérive. Cette configuration nous saisit dans un mouvement elliptique que les œuvres contiennent aussi dans leurs spirales scintillantes. On se retrouve au centre et en périphérie de cet espace, dont la moquette rouge glamour, vue de loin, révèle une pigmentation proche de celle d’un tissu cutané infecté.

The “People Going Up & Down” dans l’exposition de James Whittingham à The Wig à Berlin, sont des automates de papier en kit, proches des diagrammes de Oskar Schlemmer; des combinaisons de trajectoire sur des surfaces planes.

Voyager, se dissocier, faire l’expérience du grand dehors en 4K, et rencontrer le corps social.


Matthias Groebel, Galerie DREI, Frieze London 2023, Courtesy Galerie DREI.

Qui aurait cru que la bibliothèque de Kathy Acker finirait un jour nichée dans une université allemande? C’est pourtant dans une petite salle au style sobre de l’Université de Cologne, revêtue d’une moquette neutre et sans prétention, que réside le trésor radical et mordant d’Acker. Sa littérature intense qui a érigé tant de mondes et qu’elle a absorbée pour construire les siens. En 2015, cette collection a été offerte à l’English Department de l’université par son exécuteur testamentaire, Matias Viegener. Le transport depuis la Californie ne s’est pas fait sans péripéties : certains ouvrages, ayant été endommagés par l’humidité pendant le voyage, ont dû être restaurés. La Reading Room regroupe aujourd’hui ses livres et des manuscrits, parfois annotés de sa main, mais aussi des vinyles, cassettes, correspondances et reliques personnelles. S’y côtoient littérature classique, théorique, expérimentale et transgressive, dont des livres de fiction criminelle, d’érotisme pulp, de pornographie victorienne et de science-fiction. Les livres sont disposés dans un ordre respectant celui qu’ils avaient dans leurs cartons d’origine, inventoriés par Daniel Schulz, le gardien de ce temple littéraire. On y trouve des éditions rares, aujourd’hui épuisées, comme certains romans de Dennis Cooper, préfigurant les visions atroces qu’il manie avec Gisèle Vienne, et leur imminente arrivée à Berlin.

L’ouvrage de Dennis Cooper Jerk, publié en 1993, revisite l’histoire de David Brooks, complice de Dean Corll, un tueur en série qui a tué et torturé une vingtaine d’adolescents dans les années soixante-dix au Texas. Cooper met en scène le personnage de David Brooks, rejouant ces crimes en prison dans un spectacle de marionnettes. Il livre le portrait d’un homme déréalisé, emporté par son délire d’ultra-violence, qui sombre dans une décomposition morale. Le tueur efface l’identité de ses victimes et réincarne leurs cadavres dans des personnages de fiction et des stars de télévision. De ce texte, Gisèle Vienne en a tiré une pièce radiophonique en 2006, puis un spectacle de marionnettes et enfin un film tourné en 2021, au programme de la Sophiensæle à Berlin en septembre.

L’unité scénique du film se concentre sur le buste de Jonathan Capdevielle, assis au milieu d’un plateau nu, dans un plan séquence hypnotique. Dissocié, l’interprète ventriloque se fait à la fois castelet, personnage et manipulateur de trois marionnettes à gaine. A travers ces corps et actions miniaturisées, il nous projette dans un charnier, souillé de sang et de stupre, où le son devient visuel, où la bave se substitue au sperme. Ce délire macabre atteint de tels sommets obscènes qu’il en devient aigrement drôle. La subjectivité des personnages se déforme puis se dissout à un tel degré de schizophrénie que l’on ne sait plus qui baise qui, si c’est le serial killer qui baise le cadavre ou si c’est le ventriloque qui baise le serial killer. S’insinue l’expérience du double, de l’autre qui pourtant coïncide avec le même, générant une confusion totale des identités. Mais comment, dans une période où l’on assiste aux atrocités les plus barbares dans les guerres en cours, est-il légitime de s’autoriser un certain plaisir esthétique devant un pareil spectacle sadique ? Et la contemplation de la cruauté ne risque-t-elle pas d’engendrer le désir de la reproduire ? C’est un dilemme moral qui met mal à l’aise de par son irrésolution. Si cet inconfort demeure sans issue, il confronte néanmoins le public bourgeois à des sujets abjects dont il est complice, à ces monstres que notre société engendre et qui nous rongent de l’intérieur

Durant la guerre froide, Berlin-Ouest représentait un bastion du capitalisme américain, ancrant les valeurs bourgeoises et néolibérales de la République fédérale d’Allemagne. On y trouve les quartiers de Zehlendorf et Dahlem, ornant de villas néoclassiques et néogothiques des étendues très propres, interrompues par des architectures modernistes, abritant ambassades, facultés et bâtiments militaires. C’est dans cette zone que s’inscrivent les expositions de Gisèle Vienne et de Calla Henkel & Max Pitegoff. Et force est de constater que leurs expositions, concernées par l’emprise du programme néolibéral sur les corps, trouvent bien leur place dans cette ancienne bulle économique. C’est à la Haus am Waldsee, une villa aux abords bucoliques, que Gisèle Vienne présente  “This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play”. Non loin de là, “THEATER” de Calla Henkel & Max Pitegoff s’installe dans l’obscurité de Fluentum, un bâtiment massif et ultra guindé, d’abord au service de la Luftwaffe puis de l’armée américaine, composé de marbre noir, tailladé de nervures blanches électriques. Leur pratique diffère mais il existe un désir commun de se synchroniser avec son corps et celui du collectif, et de résister à la dislocation produite par la perversité des rapports sociaux.

Depuis la chute du mur, Berlin a connu des bouleversements marqués par le triomphe de l’économie de marché. Et il va sans dire que les communautés d’artistes, comme celle de Henkel & Pitegoff, sont partie prenante de cette restructuration économique. Depuis leurs études à la Cooper Union, le duo s’est employé à détourner des lieux en bar, en commençant par leurs studios étudiants à Berlin et à New York. En 2011, iels ont géré le Times Bar à Berlin. Puis ce fut au tour du New Theater d’ouvrir en 2013 dans une vitrine à Berlin Kreuzberg. Le TV Bar l’a ensuite succédé en 2019 dans le quartier de Schöneberg. En gérant des bars bondés de créateur·trices expatrié·es, iels se sont confronté·es au paradoxe de nourrir le processus même de la gentrification. Une préoccupation latente dans leurs œuvres, comme dans Apartment III (2014) qui décline des vues d’espaces domestiques à Berlin, dont la décoration ultra-standardisée et désincarnée fait écho aux codes des appartements Airbnb, proliférant dans la ville. A la nostalgie de l’ex-RDA que l’artiste Henrike Nauman mobilise à travers un mobilier kitsch et rétro des années 90, succède l’idéologie entrepreneuriale d’appartements sans âme ni habitant, au service de l’économie collaborative des plateformes de location. Une neutralité supposée qui transpire tout autant de messages idéologiques.


Calla Henkel & Max Pitegoff, New Theater Hollywood, Photo: Calla Henkel and Max Pitegoff.

Le bar, dans sa dimension communautaire, a été à la fois la genèse, la scène et l’un des protagonistes des récits de Henkel & Pitegoff. Iels réinventaient les conversations recueillies dans leur “gossipy scrapbook” en pièces de fiction. Mais depuis le début de l’année, le duo occupe un véritable théâtre, le New Theater Hollywood à Los Angeles. Iels y poursuivent leur défense d’un théâtre amateur entre ami·es, invitant chacun·e à se jouer soi-même. C’est dans ce nouvel espace que le film muet “THEATER”, présenté à Fluentum, a été tourné. Le film suit Kennedy, interprétée par Leilah Weinraub, qui rêve de constituer un ensemble. Grâce à l’argent de son assurance, obtenu après un accident de voiture, elle parvient à acheter un théâtre, mais se voit contrainte pour des raisons financières de vivre sur place tout en le louant à d’autres artistes. Elle découvre que son théâtre a été scindé en deux par un mur qui la sépare d’un autre théâtre identique, dans lequel des performeur·ses suivent un cours accessible en ligne 24 heures sur 24. Captive de son écran, elle s’abandonne à ce reality show, où un professeur aux allures de gourou, sème un climat de violence, de désir et d’exploitation mutuelle entre les apprenti·es. Comme souvent dans les œuvres du duo, ce film expose les conditions matérielles d’existence et de production d’artistes confronté·es à des déplacements et à des dilemmes économiques et moraux. Cette sombre histoire prend une tonalité mélancolique et burlesque, dans son décor composé de miroirs et de guirlandes métalliques qui scintillent et veloutent l’image argentique. Le récit est adouci par l’humour camp du texte et la texture chatoyante de la caméra 16 mm. Cette esthétique rétro entend peut-être mettre en scène la nostalgie et les artifices de la machine à rêves qu’Hollywood alimente, la prénommée par Kenneth Anger “ville de pacotille”.

La voiture et le théâtre ont plus de points communs qu’il n’y paraît : mouvements, lumières, dialogues et directions. C’est aussi là qu’un casting démarre, comme Kennedy en tant que chauffeuse de celles et ceux qui deviendront ses interprètes. Il suffit ensuite de peu pour constituer une scène : un micro et une enceinte, une estrade ou un ensemble de chaises ; Kennedy est prête à dégainer les siennes de son coffre à tout moment. Des protocoles assez simples qui trouvent un écho dans les prises de parole publique à la croisée des boulevards à Los Angeles. Avec ou sans micro, de jeunes artistes et écrivain·es, constitué·es en guerrilla readings, s’emparent de l’espace public de cette ville qui leur est particulièrement hostile. Jusqu’à un certain âge, il semble qu’on puisse encore s’en tirer avec des mythes et des mots, faute de moyens.

“The town was one giant audition.[1]


Vue d’installation, Gisèle Vienne. This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play, Haus am Waldsee, 2024, photo: Frank Sperling.

Berlin est aussi le foyer du théâtre expressionniste et de l’angoisse, qui va servir de décor aux poupées de Gisèle Vienne. Celles qu’elle expose à la Haus am Waldsee sont figées dans différentes postures mortuaires, emprisonnées dans la stase de leurs corps raides, parfois gisantes, parfois mises en bière. Il n’y a ici ni émotion, ni horizon – tout est étouffé. On se surprend à parler avec le public parce qu’il bouge alors qu’on aurait cru voir une poupée. On se dit “vous m’avez fait peur”, désolée”, “non c’est moi, j’ai parfois moi-même l’impression d’être une poupée”. On désincarne et on devient complice d’une violence qui nous laisse impuissant·e. La blancheur mélancolique de ses poupées ressemble à celle des lourdes nappes qui recouvrent les tables des cafés bourgeois, où les conversations se font calfeutrées comme s’il fallait étouffer un secret, où les mots sont hachés par les couverts pleins de faisceaux et par le son des larges théières à clapet. Le galbe chromé de ces contenants est idéal pour contrôler les allées et venues, sans regard direct entre les client·es et les serveur·ses. Angharad Williams a d’ailleurs fait une pièce à ce sujet. Dans l’exposition de Vienne, les rideaux de notre théâtre social et normatif s’ouvrent sur des poupées sérieuses et grotesques qui, si elles le pouvaient, iraient peut-être se faire exploser dans ces cafés, ronds comme des hippodromes, pour jouir de plaisir, pleurer et tout bousculer[2]. Rien de plus grave qu’un dessin d’enfant.

Mais que nous disent ces effigies toujours blanches, minces, et éternellement jeunes ? La philosophe Elsa Dorlin associe cette blancheur sourde à celle de la violence hétéropatriarcale, sans pour autant figer ces symboles dans une lecture univoque et héritière de l’impérialisme blanc. L’insistance de ces corps stéréotypés, au fort potentiel mimétique, interpelle tout de même sur les effets de la reproduction des normes machistes et occidentales. L’idéalisation d’une morphologie et d’une identité raciale au détriment de la diversité ne risque-t-elle pas de légitimer les hiérarchies de perception ? La question reste ouverte, mais nous pensons que sa portée prend toute sa force lorsqu’elle s’adresse à un public blanc bourgeois. Ce public qui n’a pas attendu les expositions de Vienne pour être témoin de l’érotisation précoce. Devant ces figures désincarnées, sans biographie ni intériorité, nous assistons aux conséquences cruelles du regard objectivant. Celui qui impose aux corps réels de se conformer à un imaginaire standardisé et de limiter leur psychologie à leur surface maquillée. Manifestement, les marionnettes de Vienne s’érigent en martyres et portent en elles la critique d’un système qui impose un idéal de beauté comme instrument de domination. C’est ainsi qu’elle nous adresse l’horreur du regard qui désincarne et tue. Car comme elle le dit, “l’amour de pygmalion est une agression[3]”. A l’état catatonique de ses poupées, s’opposent les réflexions dont elle a impulsé le dialogue au CN D – Centre National de la Danse – à Pantin. Depuis 2021, se tient le séminaire de Elsa Dorlin “Travailler la violence”, invitée par Vienne à recueillir des réécritures collectives de l’histoire passée et en cours, dans un partage de la mémoire des luttes. Au sein d’un cadre qui semble bien plus propice au “réencodage des perceptions”, pour reprendre ses termes.


Vue d’installation, Gisèle Vienne. This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play, Haus am Waldsee, 2024, photo: Frank Sperling.

[1] extrait du film THEATER, Calla Henkel et Max Pitegoff, 2024.

[2] Romain, l’adolescent du film de Dennis Cooper Permanent Green Light (2018) éprouve ce désir urgent de se faire exploser, moins pour mourir que pour atteindre l’extase.

[3] Gisèle Vienne dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents, dir. Elsa Dorlin, Libertalia, 2021.

ANDREANNE BEGUIN – DU NOTGELD À LA BLOCKCHAIN (2024)

Andréanne Béguin est une jeune commissaire d’exposition et critique d’art sélectionnée en 2024 pour la bourse de voyage et de recherche en Allemagne. Dans le cadre de ce programme, elle a écrit le texte curatorial « Du notgeld à la blockchain » (2024), fruit de ses recherches menées lors de ses visites à Francfort, Berlin et Hambourg.

Le blé, les thunes, l’oseille, le pognon, le flouze, le pèze, les ronds, le fric, la mitraille… Les petits noms familiers donnés à l’argent sont pléthore. Cette profusion de dénominatifs est à l’image de l’importance de l’argent dans nos existences quotidiennes, de ses occurrences les plus intimes à ses manifestations publiques et politiques. Pour reprendre les mots de l’écrivain Thomas Baumgartner, qui vient de publier L’argent des gens, tentative d’épuisement de nos porte-monnaie, « L’argent fait notre quotidien, le fabrique, le contraint, le façonne. Le paradoxe est complet entre omniprésence et évanescence. » (p. 9). Si l’auteur, à rebours d’une étude philosophico-financière, choisit de faire le portrait de l’argent par des témoignages et récits individuels, l’enjeu de ma résidence de recherche en Allemagne n’était pas de craquer le code de la superstructure capitaliste, mais plus simplement d’appréhender l’argent dans sa dualité, à la fois comme sujet et comme médium artistique.

L’art et l’argent. L’homophonie fera sourire, un sourire entendu puisqu’il est de notoriété publique que ces deux mots sont les deux faces d’une même pièce. D’une part, le marché de l’art, par ses excès et ses sommes affolantes, n’en finit pas de défrayer la chronique, de marquer les esprits, de fasciner les un·es et de rebuter les autres. D’autre part, la précarité économique des artistes est une réalité moins reluisante, à laquelle le pouvoir législatif est encore resté sourd malgré le projet de loi déposé en février 2022 pour « une continuité de revenus des artistes auteurices ». Cette conjonction de coordination est évidente et nécessaire, en ce qu’elle permet de concevoir une architecture de valeurs économiques et sociales, des réalités professionnelles et structurelles. Mais s’il est indéniable que l’art a une valeur monétaire, qu’en est-il de la valeur artistique de l’argent ? Quelles sont ses qualités plastiques ? Ses potentialités narratives ? Quelle iconographie charrie-t-il ? Est-ce une iconographie comme les autres ? Sans chercher ni l’exhaustivité, ni la véracité, en entremêlant des visites d’ateliers, des rencontres avec des historiennes, voici une déambulation curatoriale à travers l’Allemagne en suivant ce fil vert.

À l’Historisches Museum Frankfurt, des mètres et mètres linéaires de vitrines conservent plus de 150 000 pièces de monnaie. Des civilisations grecques et romaines jusqu’à l’introduction de l’Euro en passant par l’instauration du pfennig par Charlemagne, elles offrent un condensé historique. Principalement rondes, les motifs et les matières varient, permettant d’inscrire dans le temps et l’espace ces fragments de société. Plus loin, une notice est consacrée à l’une des premières crises financières, désignée comme Kipper- und Wipperzeit (1618–1648). La dévaluation de la monnaie pour financer la guerre de Trente Ans a engendré l’émission de pièces en métal de plus en plus dépréciées. Les gens coupaient et rasaient les pièces aux métaux plus précieux et mélangeaient la face restante avec des métaux moins rares. Encore aujourd’hui, dans un système financier globalisé et généralisé, la matérialité de la monnaie est signifiante. Özlem Günyol & Mustafa Kunt s’en sont d’ailleurs saisis pour créer leur série – au nom évocateur – materialistic painting, qui n’est pas sans rappeler les vicissitudes et autres hybridations métallurgiques du XVIIème siècle. Initiée en 2018, inspirée du minimalisme de Josef Albers et ses carrés, elle consiste en la traduction picturale des pièces de monnaies les plus échangées dans le monde, comme le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen japonais. Les métaux contenus dans les pièces sont appliqués sous forme de poudre selon des surfaces proportionnelles aux quantités contenues dans chaque pièce. Le cuivre, le laiton, le nickel, le zinc… offrent leurs variations chromatiques. La monnaie, utilisée selon ses caractéristiques chimiques, est abstractisée. Sont néanmoins mises en exergue les richesses minières propres à chaque pays, et la hiérarchie monétaire à l’œuvre dans les conversions internationales est traduite par une surface picturale.

Özlem Günyol & Mustafa Kunt, Materialistic Paintings, 2018 – série en cours. Poudre métallique, papier d’impression fait main Hahnemühle 300 g/m², 76 × 82 cm. Euro, 10 centimes. 89 % Cu, 5 % Al, 5 % Zn, 1 % Sn. Photo : Katrin Binner.

Outre la matérialité, la collection de numismatique de l’Historisches Museum Frankfurt donne à voir une grande variété de représentation frappée sur ces pièces de monnaie. Des aigles, des lions, des portraits, des symboles… Toute une iconographie qui fait de la monnaie pas seulement un moyen de paiement, mais aussi un médium de communication. Pablo Schlumberger s’est amusé à jouer avec la force du message de l’argent. À l’occasion d’une soirée de performances de 2018 à la Klosterruine Berlin, l’artiste a créé six pièces de monnaie, coulées en argent à partir de modèles 3D, chacune correspondant à l’une des performances présentées. Il a ensuite confié l’interprétation de ces six pièces à une chercheuse en numismatique, Ulrike Peter, dont l’analyse a été publiée en 2023 dans une des éditions de l’artiste. La spéculation n’est pas orientée ici sur la valeur de l’objet mais elle est détournée sur le terrain de la signification, de la symbolique. L’argent comme support de représentation permet d’actionner la supposition, l’imagination, la projection mentale et sensible.

À partir d’ « Euro Manikin », une sculpture anthropomorphique en pièces de 1 € – ayant depuis disparu mystérieusement – Pablo Schlumberger réalise des séries de dessins et de photographies qui mettent en scène ce personnage énigmatique. L’artiste nous plonge dans un autre régime de rationalité, où l’argent est personnifié, à la fois malicieux et humoristique. Immergé sous l’eau des fontaines de Rome ou de Naples, il semble vivre ses propres aventures en dehors de nous – ce que l’argent fait finalement très bien aussi dans la vie financière dématérialisée…

Pablo Schlumberger, TOTAL REFUND 13, encre sur papier coloré, 29,7 x 21 cm,2019. Photo: Robert Schlossnickel.

À la Hamburger Kunshtalle, la collection de pièces, monnaies et médailles fait partie du département sculpture car l’ambition de la collection est de mettre en avant la portée artistique de la monnaie, le travail de l’orfèvrerie, les résonances avec d’autres œuvres. L’un des conservateurs historiques qualifiait d’ailleurs la collection de pièces comme une galerie de portraits miniatures. Toute la collection n’est pas exposée, une seule salle du parcours muséal lui est dédié et j’y découvre dans une vitrine une pièce – non pas montrée à plat mais de biais – d’une finesse extrême. Par association matérielle, un lien se fait avec la pratique de Rosa Lüders, qui travaille uniquement avec des feuilles d’aluminium. Ses inspirations sont multiples, des icônes votives grecques sur du métal souple aux salles de jeux d’argent en passant par les pièces émises par la Deutsche Demokratische Republik. Elles encroisent les notions de croyances, de valeurs, de pari, de gain. En lieu et place des chouettes, des chevaux que l’on retrouve à la Kunsthalle, Rosa Lüders donne à l’aluminium des formes de cerises, de flammes, de citrons. Un langage iconographique moderne tout droit sorti des machines à sous, promesses d’argent facile. Tout comme son matériau est réfléchissant, l’artiste joue avec cette force d’aveuglement et les effets de miroitements de l’argent.

Rosa Lüders, Sizzling Hot, 2023 ; 330 x 300 x 30 cm ; aluminium, encre-min.

Rosanna Marie Pondorf travaille elle aussi avec un langage iconographique ultracontemporain que sont les emojis. Sur du Wertschöpfungspapier fabriqué à partir de billets d’euro dévalués, elle imprime certains de ces emoji pour en pointer du doigt les implications géopolitiques. Par exemple, la pièce de monnaie du langage emoji représente un aigle américain et a pour devise « The Crazy One ». Autre exemple, les dollars américains sont dotés de petites ailes. Drôles et décalés, devenus des habitudes quotidiennes de communication, les emojis n’en restent pas moins un maillon signifiant au service du softpower américain et de l’idéologie dominante capitaliste. De l’argent sans valeur qui devient du papier et des emoji apparemment inoffensifs qui deviennent des totems, l’artiste inverse les perceptions pour formuler une critique des intérêts économiques du contrôle du langage digital.

Rosanna Marie Pondorf, Wertschöpfungspapier [flying money], 2023, Tintenstrahldruck auf handgeschöpftem Papier aus entwerteten Euronoten, Spreizstange, Nippelklemmen, Karabinerhaken, Augbolzen, 44 x 29,5 cm.

Des pièces on passe ensuite aux billets, qui sont émis de façon régulière par les banques centrales des États européens au XVIIème siècle. La valeur fiduciaire est décuplée, car elle n’est plus indexée sur la matérialité du support et sa composition métallurgique, mais sur un système de croyance et de confiance. On croit qu’un rectangle en papier vaut 100 dollars. Et on y croit depuis longtemps. Parfois la croyance s’enraye, et l’histoire de l’Allemagne a été marquée par cette défiance fiduciaire. À la fin de la Première Guerre mondiale, dès 1916-1917, la valeur du Reichsmark s’effondre. Dans mes manuels scolaires allemands, les enfants de la République de Weimar faisaient des cerfs-volants avec des billets, pendant que leurs parents allaient faire leurs courses avec des brouettes de marks. Rapidement débordées, les autorités autorisent l’émission d’une monnaie de nécessité – en allemand Notgeld. Émise par des mairies, des entreprises, des banques régionales elle doit permettre de remplacer le mark pendant la crise, et pour la rendre attractive et attirante, ses designs sont confiés à des artistes et des graphistes. Au total sur la période autorisée, jusqu’en 1922, ce sont plus de 1 600 monnaies différentes qui sont imprimées et diffusées.

L’inflation comme source d’inspiration. C’est dans cette anomalie méta que nous entraine Michael Riedel. D’abord invité par le Geldmuseum de Francfort en 2017, l’artiste crée le Riedels, une monnaie uniquement sous forme de billets à partir de la totalité de ses échanges mail avec son galeriste de l’époque. 43 designs voient le jour de 5 à 500 Riedels. Puis c’est tout un système de transaction qui se met en place. Dans ses expositions, des distributeurs permettent d’échanger de l’argent contre des Riedels. Puis par la réalisation d’une édition, la version inflatée des Riedels est diffusée. Parfois des tickets à gratter à acheter permettent de gagner des Inflation Riedels, qui eux même permettent d’acquérir une œuvre de l’artiste. Non seulement, l’argent sert à la création de formes, mais aussi d’interaction, puisque le public « travaille » en quelque sorte à cette architecture transactionnelle, qui utilise des ressorts familiers : l’appât du gain, la convoitise, le toujours plus.

Michael Riedel, Riedels 25.000 (12), 2017. Impression offset sur papier, estampage à chaud, 12,6 x 20,5 cm. © Studio Michael Riedel

Michael Riedel s’est transformé en banque et en système monétaire, là où Niko Abramidis s’est transformé en start-up. Selon lui, la confiance que portent les gens à l’argent est de la même nature que celle que portent les collectionneurs à un artiste. En se vendant des dessins, un artiste n’opérerait-il pas une division de capital en des obligations ? Ainsi sur une série de dessins, il a intégré le tout nouveau système de paiement par puces, que génère entre autres Apple Pay. L’artiste nous fait nous assoir sur une liasse de billets de 500 €, ou autour d’une table de réunion très corpo dans les anciens locaux d’une banque d’affaires. Flirtant avec la dystopie, il invente des Cryptique machines, distributeurs ésotériques d’un futur peut-être pas si lointain où le système capitaliste aurait périclité, où les fentes des distributeurs resteraient béantes.

Dans un contexte de défiance généralisée, les années 1920 ont connu le Notgeld. Aujourd’hui, selon Simon Denny, les crypto-monnaies, les NFT et blockchains sont « de puissantes alternatives aux systèmes dominants de monnaie fiduciaire, de banque et de production d’art tels que nous les connaissons depuis si longtemps. »3 Artiste et curateur, Simon Denny explore les expériences du pouvoir, ses médiums, ses représentants dans des formes simples et non technologiques : des timbres, des jeux de société. Figure de proue de la pensée critique des monnaies alternatives technologiques en art, il a réalisé deux expositions fondamentales : Proof of Work, en 2018 au Pavillon Schinkel et Proof of Stake en 2021 au Kunstverein in Hamburg, rassemblant toutes les deux diverses productions artistiques autour des crypto-monnaies et de leurs réalités politiques, économiques, narratives. L’argent mute vers des formes toujours plus dématérialisées, il est toujours plus inodore et évanescent, et ses imaginaires sont toujours plus tentaculaires. Quand j’étais enfant, Piscou plongeait tête la première dans des piscines d’or et de billets, aujourd’hui CryptoPiscou est le pseudonyme d’un tradeur de Crypto-monnaies.

Vue d’installation Proof of Work, Schinkel Pavillon 2018. Comprenant: CryptoKitties / Guile Twardowski, Celestial Cyber Dimension, (Kitty . 127.), 2018 – Photo: Hans-Georg Gaul. 

1) https://journals.openedition.org/critiquedart/114597

2) Pauline Hatzigeorgiou, Jana Euler, Oilopa, Wiels, 21.06-29.09.24

3) https://curamagazine.com/digital/simon-denny-art-and-crypto/ 

Alara Villa

Alara Villa est une commissaire d’exposition et une chercheuse basée à Paris, avec une formation en beaux-arts et en histoire de l’Université de la Sorbonne, de l’Université de Bologne et de l’EHESS. Élevée entre l’Italie et la Turquie, elle explore les échanges de cultures visuelles et matérielles dans la région méditerranéenne. Grâce à une approche interdisciplinaire, elle s’intéresse aux traditions ancestrales, aux rituels et à l’artisanat, ainsi qu’à la production de nouvelles connaissances dans le cadre des mobilités accélérées de la cosmopolis. Cofondatrice du collectif SPAM (2021-2023), elle continue d’expérimenter des modes d’engagement avec la différence et d’ouvrir des espaces de dialogue.

Les Vitrines 2025 – Appel à candidatures

Crédit photo : Kathleen Pracht

RECHERCHE UN OU UNE COMMISSAIRE POUR LE PROJET D’EXPOSITION LES VITRINES 2025

À LA MAISON DE FRANCE/INSTITUT FRANCAIS BERLIN

Mars – Décembre 2025

Date limite de candidature : 19 août 2024

Appel ouvert aux commissaires d’expositions pour la conception d’un cycle de deux expositions dans les vitrines de la Maison de France, située Kurfürstendamm 211, 10719 Berlin, entre mars et décembre 2025.

MERCI DE BIEN CONSULTER LE CAHIER DES CHARGES DE L’EXPOSITION AVANT DE CANDIDATER – CANDIDATURE A FAIRE EN ANGLAIS

Concept du projet :

Le projet Les Vitrines met un espace à disposition d’un ou d’une jeune commissaire pour la conception et la mise en œuvre de deux expositions d’artistes établis en France et/ou à l’international. Les expositions, chacune visible sur une période de quatre mois, présenteront des œuvres d’artistes adaptées pour ce lieu singulier.

Le potentiel considérable de ce projet réside dans le format atypique de l’espace d’exposition. Sa structure architecturale, sa situation géographique et son accessibilité au grand public sont autant de caractéristiques singulières que commissaires et artistes prendront en considération pour leurs propositions originales dans le domaine des arts visuels.

Grâce à sa localisation à Berlin, ville possédant une des scènes de l’art contemporain les plus actives en Europe, le projet des Vitrines offre une possibilité d’exposition et de visibilité à l’international pour le ou la commissaire d’exposition sélectionné.e.

Tous les ans, un appel à candidature est publié dans le cadre du programme « Jeunes Commissaires » pour sélectionner le ou la commissaire responsable du cycle de l’année suivante. Le choix est opéré selon la pertinence des projets présentés dans le contexte donné par les équipes du Bureau des arts plastiques (BDAP), celles de l’Institut français Berlin. Pour l’année 2025, un intérêt particulier sera porté aux candidatures proposants des artistes internationaux ou de la scène allemande/berlinoise.

Missions et domaines de responsabilité :

  • Sélection des artistes et conception des deux expositions (développement d’un concept curatorial, tenue des délais impartis, montage/démontage, coordination des transports d’œuvres, coordination de la correspondance avec les artistes, respect du budget alloué et des spécificités liées à l’espace d’exposition)
  • Suivi budgétaire en lien étroit avec les organisateurs
  • Coordination et suivi de la communication avec les équipes de l’Institut français et du BDAP (participation aux réunions, échanges réguliers de mails pour le bon déroulement du projet)
  • Coopération éditoriale (rédaction des textes d’exposition, supports de communication, travaux de recherche, notes d’intention, participation aux dossiers de subventions/mécénat…)
  • Participation à l’élaboration d’évènements liés à l’exposition (vernissage, rencontres avec les publics, éventuellement avec les sponsors…)

Critères de sélection :

Chaque candidat doit fournir une proposition d’un cycle d’expositions en intégrant les paramètres pratiques du projet (spécificités du lieu d’exposition, budget, déplacements à Berlin si le ou la candidat·e n’y vit pas, etc.)

Pour l’édition de 2025, une attention particulière sera portée aux propositions incluant des artistes internationaux ou de la scène allemande/berlinoise.

Le choix du ou de la commissaire se distinguera également par le développement de scénographies originales et adaptées qui prennent en compte la singularité de chaque artiste et de l’espace d’exposition.

Le projet doit prendre en compte la diversité des publics, l’égalité des genres, l’impact environnemental et le dialogue interculturel.

Profil recherché :

  • Le ou la candidat·e doit avoir de l’expérience dans la conception et l’organisation d’expositions
  • Le ou la candidat·e doit pouvoir se rendre disponible en présentiel à Berlin pour les moments clefs du cycle d’expositions (lors d’éventuelles performances des artistes et/ou de visites programmées par exemple).
  • Une formation dans le domaine artistique ainsi qu’une très bonne connaissance de la scène internationale sont souhaitées.
  • Le ou la candidat·e devra être capable de travailler de façon indépendante et à distance, individuellement ainsi qu’en équipe. Ses partenaires de travail, les équipes de l’Institut Français sont basées en Allemagne (cf. cahier des charges).
  • Le ou la candidat·e doit être français·e ou résider en France. Si résidant en France, le ou la candidat·e doit avoir la possibilité de faire les allers-retours nécessaires à Berlin et prévoir un endroit où se loger durant ses séjours. Ces frais doivent être inclus dans le budget global alloué au projet.
  • La connaissance de la langue allemande est un plus.

Documents de candidature en PDF :

  • Une description en anglais du projet envisagé pour Les Vitrines comprenant la présentation du concept des expositions, ainsi que notices et visuels de présentation pour chaque artiste et œuvre envisagés (max 3 Mo).
  • Un budget prévisionnel en anglais en tenant compte des indications budgétaires incluses dans le cahier des charges.
  • Un curriculum vitae en anglais incluant l’indication d’un numéro SIRET, si résident·e en France, ou d’un Steuernummmer, si résident·e en  Allemagne.
  • Liste en anglais des projets auxquels le ou la commissaire a participé (si elle n’est pas comprise dans le CV).

Merci d’adresser votre dossier de candidature par e-mail aux adresses suivantes : marie.praun@institutfrancais.de et alix.weidner@institutfrancais.de

Date limite de candidature :  19 août 2024

Les entretiens en anglais se tiendront après présélection et en visioconférence la semaine des 16 et 17 septembre 2024

Annonce du ou de la lauréat·e :  fin septembre octobre 2024

Présentation du programme « Jeunes Commissaires » :

Le programme « Jeunes Commissaires » a été créé en 2013 par le Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne en étroite collaboration avec le Ministère de la Culture et l‘Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ). « Jeunes Commissaires » vise à établir de nouvelles formes de soutien aux commissaires d’exposition émergent·e·s français·e·s sur la scène artistique allemande. La priorité du programme est l‘accompagnement des démarches de jeunes commissaires et professionnel·le·s des métiers de l’exposition, l’incitation à la mobilité et à la circulation des informations ainsi que le renforcement d’un réseau européen.

Contact :

Institut français Berlin

Kurfürstendamm 211, 10719 Berlin

+49 (0)30 885 902 32

marie.praun@institutfrancais.de

www.institutfrancais.de/berlin

Direction : Sophie Coumel

Chargée de programmation culturelle : Marie Praun

Bureau des arts plastiques | Institut français d’Allemagne

Französische Botschaft, Pariser Platz 5, 10117 Berlin

+49 (0)30 590 03 9244

alix.weidner@institutfrancais.de

www.jeunescommissaires.de

Responsable : Oriane Durand

Chargée de projets culturels : Alix Weidner

Elia-Rosa Guirous-Amasse

En tant que curateurice et autrice indépendant.e, Elia-Rosa Guirous-Amasse collabore avec des espaces alternatifs perçus comme des foyers d’idées radicales. En véritable utopiste, sa recherche explore les nuances des préjugés coloniaux au sein des technopouvoirs et s’inscrit dans la lignée de ceux et celles qui considèrent la pratique curatoriale comme un engagement écologique et social.

Diplômé.e du Master “Administration of Visual Arts” de l’Université de New York en 2022 après obtention de la Robert and Nelly Gibson Fellowship, son mémoire explore les rapports entre les institutions d’art contemporain françaises et les artistes de la diaspora algérienne, un champ de recherche qu’elle continue d’approfondir à travers ses écrits et proximité les artistes de la diaspora SWANA (Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord).

A New York, iel se forme aux côtés de Charles Aubin et Roselee Goldberg à Performa en tant qu’assistant.e curateurice. L’année suivante, iel crée Connected Matter, un collectif artistique et curatorial qui examine le rôle de la technologie dans les arts au prisme du cyberféminisme. Avec le soutien du Goethe Institute, le collectif lance sa troisième édition à Copenhague proposant We Run Together Through The Virtual Quarries, une exposition qui interroge les liens entre extraction minière, technologie et capitalisme vert.

Iel a récemment assisté l’artiste Danielle Freakley et le commissaire Raimundas Malasauskas pour le pavillon des Seychelles lors de la 60e Biennale de Venise. Iel rédige fréquemment des articles pour diverses revues. Actuellement, elle développe un programme de débats et de performances pour l’espace culturel Simian à Copenhague, axé sur l’écologie de la résistance.

www.eliarosaguirousamasse.com

Crédit photo : Léa Hasbroucq