« Bist du bereit? » Un retour sur le programme « Rendez-vous » par Katia Porro

Par Katia Porro – participante du programme « Rendez-vous: rencontres de directeurs, directrices et commissaires d’exposition de centres d’art français et allemands » organisé en novembre 2024 par le bureau des arts visuels de l’Institut français d’Allemagne.

« Es-tu prêt·e ? » Cette question, brodée sur une casquette achetée au Kunsthalle Osnabrück, a, avec le recul, pris la saveur d’un refrain qui aurait pu m’accompagner tout au long du programme Rendez-vous. En y repensant, elle semble murmurer à chaque détour : es-tu prêt·e à explorer 15 espaces d’art dans 12 villes en seulement 4 jours ? À courir – oui, littéralement – valise à la main, d’un centre d’art à l’autre, avant de passer neuf heures à enchaîner les trains pour rentrer en France, courtesy de défaillances de la Deutsche Bahn ? Es-tu prêt·e à grimper dans un espace exigu et discret, à pénétrer à l’intérieur du toit d’un bâtiment de Frank Gehry et comprendre, enfin, comment tout cela tient en place ? Ou encore, es-tu prêt·e à plonger dans l’intensité de ce voyage, à savourer la richesse de chaque rencontre et à réfléchir à la façon dont nous, travailleur·euse·s de l’art partout, naviguons constamment entre l’éclat tapageur du monde de l’art et les défis souvent invisibles qui le maintiennent à flot ?

En novembre 2024, j’ai rejoint Maëla Bescond, Benoît Lamy de La Chapelle, Loïc Le Gall et Alexia Pierre – tou·tes directeur·ices et travailleur·euses dans des centres d’art français – pour un voyage en Allemagne dans le cadre d’un programme visant à encourager la collaboration institutionnelle entre les institutions françaises et leurs homologues allemandes. On pourrait dire que j’utilise le terme « institution » de manière un peu large ici, car In extenso, l’espace dont je suis la directrice, est loin d’être considéré comme tel. Petit lieu associatif à but non lucratif à Clermont-Ferrand fondé en 2002 et éditeur du magazine gratuit d’art contemporain La belle revue, In extenso est souvent sous-estimé en raison de sa taille et de ses ressources, tant humaines que financières. Pourtant, notre travail reflète celui des centres d’art reconnus : produire des expositions, soutenir la recherche et l’expérimentation et développer des actions de médiation. Ma participation à ce programme reflète donc une nécessaire remise en question de la hiérarchie entre structures et échelles, et ce à juste titre, car les défis partagés, vécus à des échelles différentes, ont mis en lumière des réalités communes entre nos pair·es. Mais revenons à ce voyage en Allemagne, en novembre 2024…

Dans un tourbillon – quatre villes par jour ou presque, des conversations furtives pendant des réunions de 45 minutes, qui se poursuivaient dans les transports en commun entre deux expositions, deux villes – nous avons découvert des réalités partagées et tissé des liens entre nous et avec nos homologues allemands. Bien que nous ayons souvent discuté des défis auxquels nous faisons face – réductions budgétaires, ingérences politiques, pression constante sur le travail culturel – ces échanges ont créé un terreau fertile pour comprendre notre condition (en référence au texte du même titre d’Aurélien Catin) en tant que travailleur·euses de l’art. Loin d’éclipser les expositions que nous avons visitées, ces conversations ont résonné avec les propositions artistiques que nous avons découvertes, abordant des problématiques telles que la violence et les rapports de pouvoir.

Ce qui m’a le plus surprise, ce n’est pas tant l’universalité de ces luttes, mais l’intensité avec laquelle elles s’expriment. De grandes institutions, des phares de prestige culturel, se sont révélées soutenues, pour certaines, par des équipes souvent petites et surchargées. Deux, trois personnes parfois, portant à bout de bras des programmes de renom. Il y a une certaine ironie à évoquer nos conditions de travail, souvent invisibles, dans ces anciens lieux bourgeois réaffectés, où nous exerçons notre activité, à la fois imposants et empreints d’une histoire qui masque le poids de notre travail.

Pourtant, ces échanges avaient quelque chose de réconfortant, une solidarité rare et nécessaire. Nous avons partagé la solitude de gérer des institutions artistiques, les nôtres pour la plupart éloignées des grands centres culturels, et ce que cela implique. L’énergie incessante qu’il faut pour persévérer, même lorsque les ressources et la reconnaissance ne sont presque jamais à la hauteur des efforts. Et malgré tout, nous trouvons des raisons de continuer. Des raisons d’être prêt·es, encore et toujours.

Ainsi résonnaient avec les problématiques de violence, d’invisibilisation et de rapports doux-amers à notre milieu certaines des expositions dans lesquelles ces conversations ont eu lieu.

À la Haus am Waldsee, les poupées à l’échelle 1 de Gisèle Vienne – immobiles, marquées de blessures et de charges invisibles – emplissaient l’espace d’un silence lourd. Leur présence imposait une confrontation avec des tensions latentes, inscrites dans la matière même de ces corps figés. Le corps devenait ainsi le lieu des souffrances, mais aussi du silence et du témoignage muet, évoquant les violences familiales. Au-delà de cette dimension, ce travail, d’une rare acuité, abordait de manière plus globale les systèmes de pouvoir qui traversent notre société, mettant en lumière des fractures invisibles. Il incitait à réfléchir sur les formes de violence globales, souvent reléguées au silence dans notre milieu, et à soutenir des pratiques qui dénoncent ces dynamiques de pouvoir. Il soulignait surtout l’urgence de résister à toute forme de répression. Un exemple en est l’exposition par le CCA des photographies de Rene Matić, prises lors d’une manifestation pour la Palestine, une démarche courageuse dans un contexte politique marqué par des accusations de censure.

À Bielefeld, le programme Keychain du Kunstverein offrait un contrepoint, un geste de résilience. Les co-directrices Katharina Klang et Victoria Tarak transmettent les « clés » métaphoriques de leur institution à d’autres, invitant à un dialogue entre les espaces et leurs conditions. Reconnaître le poids des réalités des un·es et des autres, amplifier les voix plutôt que les étouffer – peut-être que l’espoir, comme la lutte, réside là.

Au Dortmunder Kunstverein, Liquid Currency Bar de Zoe Williams étendait la conversation à la valeur et à l’économie. Cette installation composée d’un bar et une scène arborant un rideau jaune-pisse, conçue pour des performances et des événements, interroge les chaînes de valeur. Exemple : une bouteille de champagne à 100 euros consommée, simplement pour être urinée et transformée en déchet. La question des flux entrée/sortie, de notre travail et de sa valeur, surgit alors, questionnant les absurdités des économies libidinales.

Enfin, à Osnabrück, l’exposition personnelle On the Street Where You Live de Steve Bishop. Un tableau suburbain installé dans une ancienne église – une voiture garée devant un garage, du jazz émanant de sa fenêtre, l’odeur familière et étrange d’un congélateur, les photos de famille à Disney, les lumières qui nous suivent comme des veilleuses. Cela ressemblait à un requiem pour l’innocence, un rappel du moment où l’illusion réconfortante de l’enfance éclate, nous laissant face aux contradictions désordonnées de l’âge adulte. Dans le contexte de notre voyage, cela résonnait comme un écho doux-amer : l’équilibre impossible entre la croyance en ce que nous faisons et la navigation dans le désenchantement.

En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’être « prêt·e ». La question, telle que l’a posée Nan Goldin à Berlin le jour de notre départ d’Allemagne, est plus urgente :« Est-ce que vous écoutez ? » S’adressant à la foule lors de l’inauguration de son exposition, elle a évoqué l’amnésie historique et la marée insidieuse du silence. Ses mots sonnaient comme un défi. Rester prêt·e, ensemble. S’organiser. Se battre contre le silence, pour des espaces où l’art peut encore dire la vérité. S’écouter.

 

Photo 1 : « Bist du bereit »: Merchandising de l’exposition « Bist du bereit? » de Diane Hillebrand à l’occasion de l’anniversaire des 30 ans de la  Kunsthalle Osnabrück, 2023. Courtesy Kunsthalle Osnabrück. Photo: Lucie Marsmann

Photo 2 : Steve Bishop, « On the Street Where You Live », Installation Kunsthalle Osnabrück, 2024. Courtesy of the artist and Carlos/Ishikawa. Photo: Steve Bishop