Interview avec Fabienne Bideaud

« Curating is the new criticism »?
Je dirais plutôt que le curating est une nouvelle forme d’expression et d’expérimentation qui permet de manipuler beaucoup d’idées. Il faut pourtant faire attention à la façon dont nous utilisons ces dernières.

Quel est votre rapport au pouvoir que l’on peut associer à votre position, ou votre titre?
Je n’occupe pas une position de pouvoir, pour moi tout est une question de définition: à chacun son métier. L’artiste produit une œuvre et mon travail consiste à placer cette œuvre dans un dispositif. Dès le moment ou l’artiste adhère au projet, on embarque dans un voyage ensemble, et chacun y joue son rôle particulier. Le curateur est celui qui propose un dispositif, une réflexion sur le travail de l’artiste, d’égal à égal.

Le ou la commissaire met donc en place un cadre.
Oui. Notre fonction consiste à explorer des champs. Différemment du commissaire d’exposition qui est associé à un lieu, le curateur a un statut peu défini, plus flexible. Il ou elle essaie précisément de sortir de l’espace établi, de ce qui est connu. L’intérêt de ce métier est d’expérimenter et d’ouvrir le regard sur des pratiques, des mondes, des histoires.

Vous présentez-vous comme commissaire indépendante?
Oui. Je suis mobile. En tant que commissaire indépendante, ma marge de transgression est plus grande que si je travaillais pour un lieu ou une collection.

Par cette expérimentation sur le regard, cherchez-vous à créer des publics?
Je n’utiliserais pas le verbe « créer » des publics. Je cherche plutôt à atteindre une nouvelle audience. Le travail de Raimundas Malasauskas dans le cadre du pavillon lituanien et chypriote à la Biennale de Venise de cette année est un bon exemple car il investit un gymnase, soit un lieu non propice à l’art contemporain. A la rentrée, les sportifs vont faire face à une exposition. Autour des audiences que l’on touche, notre mission est naturellement aussi de créer une médiation.

Peut-on parler de sujet ou de style dans votre pratique?
Oui, je m’intéresse à la question du contexte et du territoire. Je cherche à prendre position face aux questions politiques, sociales, raciales d’un endroit en analysant les codes de représentation en place. On vit dans une société qui abonde de storytelling en général, où nous sommes incités à croire à une histoire qui n’est pas la nôtre. La théâtralité est d’ailleurs parfois un problème car elle masque l’espace entre le réel et le fictif. Les questions de genre m’intéressent aussi, évidemment.

Quel serait pour vous un exemple éloquent face à cette thématique?
Pour moi, Pauline Boudry et Renate Lorenz assimilent tout cela. D’ailleurs, Donatella Bernardi et moi-même préparons une exposition à Genève pour l’année prochaine sur les questions de « relationship » et de genre, intitulée « Smoking Up Ambition ».

Pourquoi utiliser le mot « relationship » en anglais?
Pour moi, il qualifie l’amical, le professionnel, etcetera. En français, le mot relation fait référence à l’amoureux.

Pourriez-vous décrire votre pratique personnelle d’un point de vue mécanique? Si vous étiez une machine, quelle serait votre fonction?
Je serais une machine à proposition. Je ne me perçois pas comme une accélératrice d’idées. Ma fonction est de formuler ou simplement de donner forme.

Quelle importance a la production d’œuvres nouvelles dans le cadre de vos projets?
Très grande. Idéalement, je pose un cadre et les artistes prennent position, prennent possession. En fonction des situations, le pouvoir de production et les budgets sont plus ou moins conséquents. Par exemple dans le cas de ma collaboration avec Ann Guillaume à Bourges « On n’est pas sorti de l’objet », 90% des œuvres ont été produites pour l’occasion, ce qui est énorme. Pour moi, l’enjeu est toujours de donner un maximum de liberté à l’artiste pour produire une réponse au contexte donné.

Lorsqu’on invite à produire, le contrôle du curateur sur le discours est donc différent…
Dans ce cas, je n’interviens que très peu. Une fois que l’on s’est mis d’accord sur le sujet, le résultat arrive tel que l’artiste le désire.

A quel moment de votre parcours le concept de « conservation » est-il apparu?
J’ai un parcours académique. Durant mes études en histoire de l’art, ce concept est apparu très vite, comme notion scientifique inhérente à tout musée.

Comment interagissez-vous avec celui-ci aujourd’hui?
Dans des cas très pratiques, de prêts d’œuvres typiquement, ou si par exemple je monte une exposition dans un lieu qui n’est pas prédestiné à l’art. Il existe des règles exigeantes et des techniques très précises quant au soin que l’on doit porter aux objets.

Vous décrivez vos recherches comme étant orientées sur la question de la mémoire. Intégrez-vous donc les paramètres ou problèmes de conservation dans cette réflexion?
Encore une fois, uniquement d’un point de vue pratique. L’inscription dans le temps ne m’intéresse pas tellement en tant que telle. La mémoire m’intéresse du point de vue de comment un ou une artiste parvient à l’activer, et quel processus, quelle référence, quel code, quel objet il ou elle utilise pour l’explorer. La question de la trace est inhérente au problème de la mémoire mais je suis davantage attirée par ce qui peut nous faire soudain basculer dans le souvenir, dans le vécu ou l’expérience personnelle de l’artiste.

Si l’on comprend le mot « curation » au sens anglais du verbe « to care », quelle est votre relation à la notion de soin?
En tant que curatrice, je maîtrise cette notion sur deux points. Le premier concerne la relation avec l’artiste lors d’un projet et avec tous ceux qui rendent la production d’œuvres possible. Et le second concerne la mise en place de l’exposition, c’est-à-dire l’organisation en espace et en temps du travail que l’on désire montrer.

Les curateurs sont-ils au service du discours de l’artiste?
Le contexte influence fortement cette question. Dans le cadre d’un solo show par exemple, il s’agit pour moi de collaborer avec l’artiste. Il faut aménager un espace pour chaque œuvre et pour ce faire, développer un contact privilégié avec l’auteur en question. Dans le cadre d’une exposition collective, les artistes répondent à un cadre posé, et nous devons donc définir un terrain d’entente entre les idées. Mon travail consiste alors à faire en sorte que l’ensemble soit cohérent.

Quel est l’enjeu d’une foire d’art tel que abc art berlin contemporary pour vous?
Il s’agit de prendre la température du marché et de « stratégiser » mon approche.

Travaillez-vous également en tant que marchande?
Pas du tout. Je n’ai jamais vendu d’œuvres… Ou alors je n’ai rien touché. Si j’ai permis la production de certaines, elles ont toujours appartenu aux artistes. Dans le cadre d’une foire, je suis intriguée par l’intérêt des collectionneurs pour l’art et par les propositions d’artistes face à cette folie, ou la force du marché.

Quelles sont vos références quotidiennes en matière de presse?
Je lis le Monde, j’écoute beaucoup la radio, France Inter et France Culture. En matière d’art, je lis le KunstForum sur internet, mais très peu de revues françaises.

Et comme références davantage atemporelles?
Les écrits de Virginia Woolf. Une découverte tardive mais très influente pour moi. L’oeuvre « White Flag » de Jasper Jones, un chef d’oeuvre. Et pour finir, la réflexion de Hans Ulrich Obrist sur l’exposition, en particulier son livre « A Brief History of Curating », car il repousse et reformule ce médium constamment, ainsi que l’engagement de Ute Meta Bauer sur les questions de la transdisciplinarité et du féminisme.

Etes-vous déjà venue à Berlin?
Oui, pour l’exposition « Ready for fatality », que j’ai réalisée à Note On, espace alternatif d’art contemporain, en octobre-novembre 2012.

Quelles sont vos attendes du projet mis en place par le Bureau des arts plastiques?
De faire des rencontres enrichissantes, créer des liens, qui puissent aboutir à des projets (formes ouvertes) et surtout approfondir mes connaissances sur la scène artistique berlinoise.

Photographie de Marlen Mueller | Interview de Jeanne-Salomé Rochat