Workshop In Extenso – Erweitert : Contexte Social, le 25 septembre 2014 au Deutsches Architektur Zentrum avec :
– Karima Boudou, commissaire d’exposition
– Jörg Stollmann, architecte et professeur
– Bani Abidi, artiste
– Cathy Larqué, responsable du Bureau des arts plastiques
– Matthias Böttger, commissaire d’exposition du Deutsches Architektur Zentrum
L’histoire de l’art est une agglomération d’espaces. Comme les pièces d’une montre, chaque monument y est inscrit avec précaution, ses narrations tournant sans fin autour des artistes et de leurs décors. Il semble que l’attribution des sites, des espaces et des lieux aux artistes ont le pouvoir de créer beaucoup de sens à leurs œuvres : le lieu d’origine et l’exil, l’espace personnel et l’espace public, le site social, politique, le lieu d’échange, de commerce, les limites de l’éthique, du jugement, le domaine académique et institutionnel, les frontières entre mainstream et underground, le in-situ et le ex-situ.
La désignation de ces espaces est souvent associée à des écoles et des styles, des réseaux et des individus, des objets spécifiques et des histoires, brèves ou longues. En tentant de tracer “l’itinéraire” d’un artiste, on pense générer une compréhension de ce qui l’a formé, et ce qui le pousse à produire son art. En s’approchant de son « lieu d’origine » on pense circonscrire son point de départ.
Et si la relation de l’artiste à son “site originel” est discontinue, contradictoire? L’artiste pakistanaise Bani Abidi et son engagement photographique et vidéographique nous propulse dans un espace labyrinthique, détruit ou abandonné. Entre performance, fiction et documentaire, son travail propose une réflexion sur des pays colonisés, divisés, en conflit voire en ruine, et leur rapport aux média de masse, interrogeant ainsi les fondations des relations possibles entre l’art et son “lieu”. On suit un homme dans les ruines d’une salle de cinéma. On se tient dans une file d’humains attendant patiemment leur tour pour être contrôlés. La temporalité de chaque site, la finitude des espaces, architecturaux ou humains, sont dramatisés.
L’architecte Jörg Stollmann propose de distinguer les espaces propres à l’artiste : le contexte biographique de l’auteur et le contexte dans lequel il place son travail, posant la question de leur fonctionnalité au sein du processus d’innovation. Quelle part d’expérience est utilisée pour créer un nouveau produit ou lieu ? On percevra donc l’art, tout comme l’architecture, comme un moyen de déstabiliser l’équation supposément parfaite entre espace et causalité: au niveau des biographies personnelles et historiques impliquées, tout comme à celui de la réception des interventions dans un contexte particulier.
La curatrice Karima Boudou avance la notion –moderniste– de monument, vertical et stable, en relation avec l’éventualité d’une participation du spectateur ou de “l’utilisateur” au sein d’une œuvre. La question suivante se pose : Comment créer des interventions à l’échelle de l’homme qui aient un impact non seulement au sein de l’espace artistique désigné mais aussi dans le courant de la vie d’une ville, d’une société, d’une population ? Citant comme exemple l’artiste américain David Hammons, elle insiste sur la possibilité d’un effondrement –ou du moins d’une réorganisation– de la suprématie du monument par des pratiques artistiques ou architecturales, et sur le pouvoir des différents langages qui entourent les œuvres comme outils de partage, comme invitations à comprendre et finalement pourquoi pas, à contribuer au discours. On admettra que la notion de contexte ne peut jamais être considérée comme acquise ou transparente, tout comme les nombreux mécanismes de pouvoir et d’influence associées à un espace : affectifs, institutionnels, politiques, commerciaux, par exemple.
L’espace privé, formulé en relation dialectique avec l’idée du “public”, est certainement une problématique cruciale à observer dans la perspective de l’espace social en général. Traditionnellement opposé à la sphère intime, domestique, parfois perçue comme hermétique, l’espace public –et dans la foulée, les architectes et urbanistes qui le conçoivent – a pour fonction de mettre en forme, “en espace” la société civile, la représenter. Simultanément, l’espace intime du privé bourgeois s’occupe de protéger voire idéaliser la famille et les hiérarchies qui la composent, la banlieue résidentielle typique représentant ce concept de manière presque littérale, volontairement isolée en bordure de la ville chaotique, donnant forme, espace et temps aux problèmes de classe, d’ethnicité et de race.
Aujourd’hui, la réalité de cette structure typique est très discutable. Nous admettrons que la recherche de gain économique des particuliers les maintient en général plus proche du centre des villes que dans leur périphérie, par leur insertion dans l’actualité urbaine et cosmopolitaine de la société. À ce propos, Karima Boudou souligne l’importance d’observer comment ces dynamiques permettent aux artistes -ou les empêchent- d’insérer leur pratique dans les plis de la vie sociale. Jörg Stollmann souligne que cette observation est aussi valable pour les urbanistes et architectes.
Naturellement, les attributions spatiales faites aux communautés témoignent souvent de systèmes avant tout politiques et moraux, et sont alimentées par un désir plus ou moins intense de contrôle, permettant de contenir les différents groupes dans leur espaces respectifs et réguler leur expansion. Peu de place est laissée à ambiguïté de toute structure, de tout lieu, parfois même en faveur d’un formalisme de surface tout à fait déplacé.
En matière de recherche critique sur cette question, on peut mentionner les courants du “earth art” ou “land art” des années soixante-dix, qui attaquent clairement les problèmes du site-specific art et des pratiques conceptuelles en général, encourageant les artistes à attaquer la richesse de la nature, des matériaux bruts, à considérer les cartes topologiques, le paysage et ses populations dans son ensemble.
Aujourd’hui encore, il apparaît que l’inclusion et l’usage de paramètres macroscopiques de l’environnement et de l’expérience de tout un chacun dans les pratiques curatoriales pourrait permettre à l’art et aux artistes et de manière semblable à l’architecture et aux architectes de connecter les corps aux espaces de manière plus fertile.
Comme Karima Boudou cite Laurence Kimmel décrivant la danse contemporaine comme “une succession de déséquilibres”, peut-être qu’une ambition digne d’aujourd’hui serait de penser en termes de “révolution en mouvement”, permettant au regard de partager les choses du monde dans leur vaste ensemble, sans trop chercher à les fixer en interprétations concrètes. Et si de la même manière, en créant de nouveaux pôles d’attraction et de nouveaux déséquilibres, les artistes et architectes ne chercheraient pas autant à inventer de nouveaux objets, mais davantage à changer nos perceptions, sociales notamment, et ce faisant, découvrir de nouveaux contextes ?
Texte : Jeanne-Salomé Rochat