Les Vitrines est un espace d’exposition consacré à la scène artistique française, initié par le Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne et de l’Institut français de Berlin, dont la direction artistique est confiée en 2024 à la commissaire d’exposition Lisa Colin et l’identité visuelle au studio Kiösk.
Nouvelles langues
Cette année, Les Vitrines accueillent tour à tour les artistes Arthur Gillet et Lou Masduraud à prendre part à une révolution romantique. De la peinture sur soie à la patine du bronze, leurs pratiques singulières et minutieuses détournent les savoir-faire traditionnels, et dévoilent des mondes merveilleux, jusqu’ici occultés. Les fresques spécialement créées pour l’occasion prônent le temps long, l’interrelation et la réhabilitation du soin et de l’écoute comme forces indispensables à la reconstruction d’un monde commun.
Arthur Gillet
Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler
08.03 – 15.06.2024
Vernissage le jeudi 7 mars à 19h et performance d’Arthur Gillet à 20h en entrée libre
C’est au travers d’une peinture sur soie de vingt-cinq mètres de long, qu’Arthur Gillet retrace son parcours, conscient de sa difficulté à s’adapter au monde et à l’autre. Cette fresque, à la fois personnelle et universelle, témoigne de la vie d’un CODA – Child of Deaf Adults [enfant entendant de parents sourds], dévoilant des aspects souvent méconnus de la vie des sourd·es et des enjeux socioculturels liés à cette divergence. Par un ensemble de figures, l’œuvre transcende les barrières linguistiques, et explore les subtilités de la communication non-verbale.
D’une flèche qui traverse l’oreille de sa mère, la peinture évoque la perte de son audition, et les étapes de vie qui en découlent : son éducation au couvent où on lui interdit de signer, sa participation au Réveil Sourd – mouvement pour la réhabilitation de la Langue des Signes Française, la naissance d’Arthur et son intégration difficile, situé entre le monde des sourd·es et des entendant·es, l’isolement social, les moqueries et la violence de la différence, avant de trouver, chacun·e, une forme d’émancipation dans les nouvelles technologies. Arthur Gillet s’inspire des enluminures de Cristoforo de Predis, un artiste sourd du Moyen Âge italien, notamment dans l’usage de couleurs vives et la représentation de structures symboliques : les architectures – reclusoir, église, porte, tours – sont autant de lieux d’isolement que de franchissements pour ces personnages, guidés par des présences invisibles. L’iconographie dévoile le rôle souvent occulté de la religion dans l’histoire des sourd·es, où la confusion entre surdité et déficience mentale a conduit à la réclusion et à la stigmatisation. Néanmoins, la figuration, art déjà employé dans les églises pour transmettre le contenu d’un livre à une population analphabète, ne s’est pas arrêtée à une dimension purement pédagogique ou décorative. Les fresques du couvent San Marco de Fra Angelico étaient destinées à devenir un support au dialogue intérieur. Il apparaît dans les cultures sourde et CODA, la conviction qu’au-delà d’une dialectique occidentale (platonicienne, chrétienne ou moderne) l’image n’est pas le substitut d’une vérité intellectuelle qui lui serait supérieure, mais une expression à part entière, riche et pleine de sens, capable de pallier les limites du verbe.
Pour autant, jusqu’en 2005 être sourd·e ou CODA signifie ne pas avoir de langue maternelle. En 1880, le congrès de Milan réunit deux-cent-vingt-cinq « spécialistes » dont seulement trois sourds, et conclut à la nécessité de promouvoir la méthode oraliste au détriment des langues visuelles. Les langues des signes sont interdites jusqu’en 1991[1], et reconnues progressivement en Europe comme langues officielles dans les années 2000 (en France en 2005). L’oralisme exige des personnes sourdes une intégration forcée par mimétisme, au prix de méthodes douloureuses et mutilantes (appareils, trépanations). S’inscrivant dans une pédagogie qui impose que l’on entende et parle avant d’écrire, l’oralisme dénigre les capacités et l’intelligence propres à chaque individu. Des méthodes d’apprentissage forcé se développent, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera[2]. En conséquence, en France en 2003, parmi les deux millions de personnes nées sourdes, l’illettrisme est massif et atteint les 80%[3]. C’est le cas de la mère d’Arthur, qui obtient en 1971 le seul diplôme à sa portée, un certificat d’aptitude professionnelle en Arts Ménagers. Elle participe dans les années 70-80 au Réveil Sourd, mouvement militant pour une éducation bilingue de l’enfant sourd·e, conjointement aux luttes féministes, antiracistes, LGBTQ et décoloniales, qui défendent leurs reconnaissances et leurs droits. C’est par cette rencontre avec d’autres personnes sourdes, que sa mère apprend à l’âge de 17 ans sa « langue naturelle », la langue des signes.
Revenant sur des faits parfois traumatisants, Arthur Gillet rend visible des conditions socio-politiques méconnues, et met en lumière l’inversion de la parentalité qui s’opère fréquemment : les enfants CODA se voient jouer le rôle d’intermédiaire ou de parent auprès d’une société entendante validiste (recherche de travail, traduction, socialisation, intégration). Ainsi, il révèle l’impact majeur des avancées technologiques, telles que l’invention du minitel, du téléphone, de la lampe-flash radio Lisa (qui traduit le son en lumière), ou du télétexte Antiope (pour la transcription en direct des dialogues et sons des films, spatialisés par un code couleur) qui ont non seulement facilité la communication et la sociabilisation, mais ont surtout contribué à l’autonomisation des personnes sourdes. Dans sa fresque, l’artiste développe une iconographie multiple de l’invisible, où la technologie prend le pas sur la religion : les anges sont remplacés par des écrans annonciateurs, le clocher de l’église par une tour de transmission, les rayons sacrés sont des ondes radios. Le 21e siècle devient alors l’époque de la magie, les choses adviennent sans qu’on en comprenne leur fonctionnement. Dans la lignée d’Hilma af Klint[4], dont les carnets et peintures sont empreints de spiritisme, l’œuvre d’Arthur Gillet est un portail vers d’autres dimensions, où le réel cohabite avec le fantastique. L’emploi de la figuration rend visible une condition physique qui ne l’est pas, contrant sa « monstruosité », c’est à dire précisément son manque de représentation. Les nouvelles technologies ont également apporté une grande visibilité au mouvement, une représentation politique autogérée, à l’instar d’autres minorités.
La fresque, éclairée par l’arrière, prend des allures de vitraux ou d’écran, et se déroule comme une pellicule cinéma : en longeant la vitrine, on découvre une suite d’images qui s’animent, témoin silencieux de la vie d’un CODA. Entre la revendication d’être « comme les autres » et celle d’être reconnu dans sa spécificité, Arthur Gillet déconstruit les stéréotypes et dépeint la surdité non pas comme une incapacité mais comme une divergence physique, d’intelligence et de sensibilité. Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler est un manifeste visuel ; le témoignage poignant d’une lutte pour l’inclusion et la reconnaissance culturelle.
Lisa Colin
[1] Dès 1975, des associations comme l’IVT – International Visual Theatre vont enseigner en Île-de-France la Langue des signes française. C’est en 1991 que l’amendement « Fabius » reconnaît aux familles le droit de choisir une communication bilingue dans l’éducation de leurs enfants. Ce décret sera très peu respecté, seuls 1 % des élèves sourd·es ont par la suite accès à ces structures.
[2] Marcelle CHARPENTIER, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera. Dès l’âge de la maternelle (Éditions sociales françaises, Paris, 1956).
[3] Brigitte PARRAUD et Carole ROUDEIX, « Bibliothèque, lecture et surdité », BBF – Bulletin des bibliothèques de France (En ligne, 2004).
[4] Peintre suédoise (1862-1944), qui a voué sa vie et son travail à l’exploration de l’invisible.
Arthur Gillet (né en 1986, vit et travaille à Paris) est un artiste plasticien et performeur. Diplômé de l’École des beaux-arts de Rennes, il se forme parallèlement à la danse contemporaine au Musée de la danse. Il grandit en transition de genre, dans une famille sourde et neuro-atypique en marge du marché du travail. Dans ses travaux, Arthur Gillet approfondit les thématiques du désir, de l’identité, de la lutte sociale et des médias ; par sa pratique de la performance et du happening, il investit les espaces publics ou institutionnels. Il est marqué par les autrices et artistes qui ont accompagné son parcours de transition : Naoko Takeuchi, Jane Austen, Valtesse de la Bigne, Virginia Woolf, Murasaki Shikibu, Isabelle Queval, Geneviève Fraisse, Elisabeth Lebovici. Arthur Gillet a présenté son travail en France et à l’international, au CAC Brétigny, au Palais de Tokyo (Paris), à PROXYCO Gallery (New-York), au Transpalette – Centre d’art contemporain de Bourges, entre autres.
Site internet : https://arthurgillet.com/
Instagram : @arthurouge
Crédits photos : Kathleen Pracht
Kiösk est un studio de design graphique basé à Ivry-sur-Seine. Le duo composé d’Elsa Aupetit et Martin Plagnol dessine des identités visuelles, des sites Internets, des affiches, des éditions, des signalétiques, dans le cadre de la commande publique comme privée. Ils ont également fondé la maison d’édition indépendante Dumpling Books.
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