Nouvelles formes de soutien aux jeunes commissaires d’exposition en France et en Allemagne
Journal
LILA TORQUEO – THE SHOW CAN’T GO ON, SO WHO DO YOU WANT ME TO BE ? (2024)
Lila Torquéo est une jeune commissaire d’exposition et critique d’art sélectionnée en 2024 pour la bourse de voyage et de recherche en Allemagne. Dans le cadre de ce programme, elle a écrit le texte curatorial « The show can’t go on, so who do you want me to be ? (2024) », fruit de ses recherches menées lors de ses visites à Berlin, Cologne, Düsseldorf et Hambourg.
Un mois à parcourir l’Allemagne m’a plongée dans les eaux troubles du romantisme noir, du minimalisme punk et de l’expressionnisme allemand. Tout a commencé dans la Reading Room de Kathy Acker à Cologne, où j’ai collecté quelques textes littéraires et outils théoriques. Ces lectures m’ont échauffée aux visions radicales de Gisèle Vienne, occupant depuis la scène berlinoise. A quelques enjambées de son exposition à la Haus am Waldsee, inaugurée en septembre 2024, s’esquisse une autre forme de théâtralité dans l’exposition de Calla Henkel & Max Pitegoff. Ce texte en rend compte, parmi d’autres expositions découvertes à Berlin ainsi qu’à Cologne, Düsseldorf et Hambourg. Son écriture s’est finalisée entre les rayons de la bibliothèque du CND – Centre National de la Danse – à Pantin, particulièrement bien fournie en ouvrages sur Gisèle Vienne. Ce voyage a été rendu possible grâce au soutien du Bureau des Arts Plastiques | Institut Français d’Allemagne, que je remercie chaleureusement.
Angharad Williams, Origin nature destiny 5, 2024, inkjet print on satin paper, museum glass, custom frame, Courtesy Schiefe-Zähne.
Dans les années 80 et 90, la scène artistique de Cologne avait tout l’air d’un joyeux soap opera, entre les bars et les galeries que Martin Kippenberger et d’autres iconoclastes transformaient en spectacles délirants, dans un mélange de chaos, de camaraderie, et de glamour excentrique. Certain·es d’entre elles et eux comme Michael Krebber et Jutta Koether sont parti·es à New York, tandis que d’autres dont Rosemarie Trockel et Cosima von Bonin sont resté·es. Julia Scher et Matthias Groebel n’avaient pas encore cette reconnaissance que la galerie Drei a depuis contribué à leur apporter. Avec Matthias Groebel nous parlons de la schizophrénie ordonnée, entre son travail de pharmacien et sa vie d’artiste, à tel point qu’apparemment, Cosima von Bonin ignorait qu’elle demandait des médicaments pour ses chiens enrhumés à un artiste tout aussi génial. Nous discutons d’hauntologie, de Mark Fisher, des nuances de gris – sonores, métalliques et sensuelles dans ses œuvres – et du sad grey sans texture, mondain et générique, comme syndrome de l’atrophie postmoderne. Les images de punks que Groebel observait danser lors des midnight programs à la télévision nous fixent aujourd’hui dans les vernissages, que nous peuplons comme des souris égarées, piégées dans le voyeurisme gélatineux de l’époque. Nous, téléspectateur·trices d’hier, sommes devenu·es les acteur·trices d’aujourd’hui.
Pendant ce temps, Julia Scher occupe la galerie Drei. Des fours à micro-ondes se muent en caméras de surveillance, videoprojecteurs, écrans de télé et plateaux tournants, où se mettent en scène et s’entassent des modulors. Ces figurines stéréotypées du dernier stade de l’humanité, y tiennent leur dernier show, quand d’autres mutilées sont déjà sur le déclin et réduites à des nombres, à de la chair crue prête à rôtir. De la note rose édulcorée des appareils ménagers, à la note salée des ondes à haute fréquence exploitées par l’armée, Scher convie le militaire et le domestique sur la table d’opération du XXIe siècle. Son cyber-romantisme s’ouvre sur une quatrième dimension, où les corps s’acceptent dans leur porosité, comme réceptacles d’ondes et de flux, pris dans des jeux cosmiques, d’échelles et de rétroaction. Ces persées infinies rappellent celles de Julie Becker, qui, dans Whole (1999), perfore son studio et le traverse de la maquette de la California Federal Bank, qu’elle voit depuis sa fenêtre. Le dehors entre dans le dedans ; le tissu de l’espace-temps se courbe et s’ouvre sur un trou où se concentrent des boucles d’énergie. Dans les dessins de Julie Becker, le signal de la télévision vibre encore et les poussières d’étoiles résiduelles dont nous sommes issu·es, brillent dans ses miroirs.
En Allemagne, quand l’on jette nos bouteilles et canettes dans les machines à déconsigne, nous entrons dans une chaîne énergétique, ici nommée le « Clean Loop Recycling ». Parmi la série de photographies d’Angharad Williams, Origin nature destiny (2024), l’une d’elle est scotchée au mur de son atelier. On croirait voir un œil de bœuf donnant sur le couloir d’un vaisseau spatial, comme un passage vers un endroit important et matriciel. Il s’agit en fait de l’intérieur d’un de ces automates de déconsignes, de ces points de transfert où les flux de matière, de finance et d’information se croisent et se redistribuent.
Dans son ancienne boutique commerciale à Hambourg, rebaptisée Chess Club, Amanda Weimer perce des trous vers les horizons galactiques et les mécaniques célestes de Mimi Hope et dans les unités sociales de Tim Mann. Des miroirs se multiplient du sol au plafond, face à quoi nos corps narcissiques se fragmentent et laissent leurs reflets à la dérive. Cette configuration nous saisit dans un mouvement elliptique que les œuvres contiennent aussi dans leurs spirales scintillantes. On se retrouve au centre et en périphérie de cet espace, dont la moquette rouge glamour, vue de loin, révèle une pigmentation proche de celle d’un tissu cutané infecté.
The “People Going Up & Down” dans l’exposition de James Whittingham à The Wig à Berlin, sont des automates de papier en kit, proches des diagrammes de Oskar Schlemmer; des combinaisons de trajectoire sur des surfaces planes.
Voyager, se dissocier, faire l’expérience du grand dehors en 4K, et rencontrer le corps social.
Matthias Groebel, Galerie DREI, Frieze London 2023, Courtesy Galerie DREI.
Qui aurait cru que la bibliothèque de Kathy Acker finirait un jour nichée dans une université allemande? C’est pourtant dans une petite salle au style sobre de l’Université de Cologne, revêtue d’une moquette neutre et sans prétention, que réside le trésor radical et mordant d’Acker. Sa littérature intense qui a érigé tant de mondes et qu’elle a absorbée pour construire les siens. En 2015, cette collection a été offerte à l’English Department de l’université par son exécuteur testamentaire, Matias Viegener. Le transport depuis la Californie ne s’est pas fait sans péripéties : certains ouvrages, ayant été endommagés par l’humidité pendant le voyage, ont dû être restaurés. La Reading Room regroupe aujourd’hui ses livres et des manuscrits, parfois annotés de sa main, mais aussi des vinyles, cassettes, correspondances et reliques personnelles. S’y côtoient littérature classique, théorique, expérimentale et transgressive, dont des livres de fiction criminelle, d’érotisme pulp, de pornographie victorienne et de science-fiction. Les livres sont disposés dans un ordre respectant celui qu’ils avaient dans leurs cartons d’origine, inventoriés par Daniel Schulz, le gardien de ce temple littéraire. On y trouve des éditions rares, aujourd’hui épuisées, comme certains romans de Dennis Cooper, préfigurant les visions atroces qu’il manie avec Gisèle Vienne, et leur imminente arrivée à Berlin.
L’ouvrage de Dennis Cooper Jerk, publié en 1993, revisite l’histoire de David Brooks, complice de Dean Corll, un tueur en série qui a tué et torturé une vingtaine d’adolescents dans les années soixante-dix au Texas. Cooper met en scène le personnage de David Brooks, rejouant ces crimes en prison dans un spectacle de marionnettes. Il livre le portrait d’un homme déréalisé, emporté par son délire d’ultra-violence, qui sombre dans une décomposition morale. Le tueur efface l’identité de ses victimes et réincarne leurs cadavres dans des personnages de fiction et des stars de télévision. De ce texte, Gisèle Vienne en a tiré une pièce radiophonique en 2006, puis un spectacle de marionnettes et enfin un film tourné en 2021, au programme de la Sophiensæle à Berlin en septembre.
L’unité scénique du film se concentre sur le buste de Jonathan Capdevielle, assis au milieu d’un plateau nu, dans un plan séquence hypnotique. Dissocié, l’interprète ventriloque se fait à la fois castelet, personnage et manipulateur de trois marionnettes à gaine. A travers ces corps et actions miniaturisées, il nous projette dans un charnier, souillé de sang et de stupre, où le son devient visuel, où la bave se substitue au sperme. Ce délire macabre atteint de tels sommets obscènes qu’il en devient aigrement drôle. La subjectivité des personnages se déforme puis se dissout à un tel degré de schizophrénie que l’on ne sait plus qui baise qui, si c’est le serial killer qui baise le cadavre ou si c’est le ventriloque qui baise le serial killer. S’insinue l’expérience du double, de l’autre qui pourtant coïncide avec le même, générant une confusion totale des identités. Mais comment, dans une période où l’on assiste aux atrocités les plus barbares dans les guerres en cours, est-il légitime de s’autoriser un certain plaisir esthétique devant un pareil spectacle sadique ? Et la contemplation de la cruauté ne risque-t-elle pas d’engendrer le désir de la reproduire ? C’est un dilemme moral qui met mal à l’aise de par son irrésolution. Si cet inconfort demeure sans issue, il confronte néanmoins le public bourgeois à des sujets abjects dont il est complice, à ces monstres que notre société engendre et qui nous rongent de l’intérieur
Durant la guerre froide, Berlin-Ouest représentait un bastion du capitalisme américain, ancrant les valeurs bourgeoises et néolibérales de la République fédérale d’Allemagne. On y trouve les quartiers de Zehlendorf et Dahlem, ornant de villas néoclassiques et néogothiques des étendues très propres, interrompues par des architectures modernistes, abritant ambassades, facultés et bâtiments militaires. C’est dans cette zone que s’inscrivent les expositions de Gisèle Vienne et de Calla Henkel & Max Pitegoff. Et force est de constater que leurs expositions, concernées par l’emprise du programme néolibéral sur les corps, trouvent bien leur place dans cette ancienne bulle économique. C’est à la Haus am Waldsee, une villa aux abords bucoliques, que Gisèle Vienne présente “This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play”. Non loin de là, “THEATER” de Calla Henkel & Max Pitegoff s’installe dans l’obscurité de Fluentum, un bâtiment massif et ultra guindé, d’abord au service de la Luftwaffe puis de l’armée américaine, composé de marbre noir, tailladé de nervures blanches électriques. Leur pratique diffère mais il existe un désir commun de se synchroniser avec son corps et celui du collectif, et de résister à la dislocation produite par la perversité des rapports sociaux.
Depuis la chute du mur, Berlin a connu des bouleversements marqués par le triomphe de l’économie de marché. Et il va sans dire que les communautés d’artistes, comme celle de Henkel & Pitegoff, sont partie prenante de cette restructuration économique. Depuis leurs études à la Cooper Union, le duo s’est employé à détourner des lieux en bar, en commençant par leurs studios étudiants à Berlin et à New York. En 2011, iels ont géré le Times Bar à Berlin. Puis ce fut au tour du New Theater d’ouvrir en 2013 dans une vitrine à Berlin Kreuzberg. Le TV Bar l’a ensuite succédé en 2019 dans le quartier de Schöneberg. En gérant des bars bondés de créateur·trices expatrié·es, iels se sont confronté·es au paradoxe de nourrir le processus même de la gentrification. Une préoccupation latente dans leurs œuvres, comme dans Apartment III (2014) qui décline des vues d’espaces domestiques à Berlin, dont la décoration ultra-standardisée et désincarnée fait écho aux codes des appartements Airbnb, proliférant dans la ville. A la nostalgie de l’ex-RDA que l’artiste Henrike Nauman mobilise à travers un mobilier kitsch et rétro des années 90, succède l’idéologie entrepreneuriale d’appartements sans âme ni habitant, au service de l’économie collaborative des plateformes de location. Une neutralité supposée qui transpire tout autant de messages idéologiques.
Calla Henkel & Max Pitegoff, New Theater Hollywood, Photo: Calla Henkel and Max Pitegoff.
Le bar, dans sa dimension communautaire, a été à la fois la genèse, la scène et l’un des protagonistes des récits de Henkel & Pitegoff. Iels réinventaient les conversations recueillies dans leur “gossipy scrapbook” en pièces de fiction. Mais depuis le début de l’année, le duo occupe un véritable théâtre, le New Theater Hollywood à Los Angeles. Iels y poursuivent leur défense d’un théâtre amateur entre ami·es, invitant chacun·e à se jouer soi-même. C’est dans ce nouvel espace que le film muet “THEATER”, présenté à Fluentum, a été tourné. Le film suit Kennedy, interprétée par Leilah Weinraub, qui rêve de constituer un ensemble. Grâce à l’argent de son assurance, obtenu après un accident de voiture, elle parvient à acheter un théâtre, mais se voit contrainte pour des raisons financières de vivre sur place tout en le louant à d’autres artistes. Elle découvre que son théâtre a été scindé en deux par un mur qui la sépare d’un autre théâtre identique, dans lequel des performeur·ses suivent un cours accessible en ligne 24 heures sur 24. Captive de son écran, elle s’abandonne à ce reality show, où un professeur aux allures de gourou, sème un climat de violence, de désir et d’exploitation mutuelle entre les apprenti·es. Comme souvent dans les œuvres du duo, ce film expose les conditions matérielles d’existence et de production d’artistes confronté·es à des déplacements et à des dilemmes économiques et moraux. Cette sombre histoire prend une tonalité mélancolique et burlesque, dans son décor composé de miroirs et de guirlandes métalliques qui scintillent et veloutent l’image argentique. Le récit est adouci par l’humour camp du texte et la texture chatoyante de la caméra 16 mm. Cette esthétique rétro entend peut-être mettre en scène la nostalgie et les artifices de la machine à rêves qu’Hollywood alimente, la prénommée par Kenneth Anger “ville de pacotille”.
La voiture et le théâtre ont plus de points communs qu’il n’y paraît : mouvements, lumières, dialogues et directions. C’est aussi là qu’un casting démarre, comme Kennedy en tant que chauffeuse de celles et ceux qui deviendront ses interprètes. Il suffit ensuite de peu pour constituer une scène : un micro et une enceinte, une estrade ou un ensemble de chaises ; Kennedy est prête à dégainer les siennes de son coffre à tout moment. Des protocoles assez simples qui trouvent un écho dans les prises de parole publique à la croisée des boulevards à Los Angeles. Avec ou sans micro, de jeunes artistes et écrivain·es, constitué·es en guerrilla readings, s’emparent de l’espace public de cette ville qui leur est particulièrement hostile. Jusqu’à un certain âge, il semble qu’on puisse encore s’en tirer avec des mythes et des mots, faute de moyens.
“The town was one giant audition.[1]”
Vue d’installation, Gisèle Vienne. This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play, Haus am Waldsee, 2024, photo: Frank Sperling.
Berlin est aussi le foyer du théâtre expressionniste et de l’angoisse, qui va servir de décor aux poupées de Gisèle Vienne. Celles qu’elle expose à la Haus am Waldsee sont figées dans différentes postures mortuaires, emprisonnées dans la stase de leurs corps raides, parfois gisantes, parfois mises en bière. Il n’y a ici ni émotion, ni horizon – tout est étouffé. On se surprend à parler avec le public parce qu’il bouge alors qu’on aurait cru voir une poupée. On se dit “vous m’avez fait peur”, désolée”, “non c’est moi, j’ai parfois moi-même l’impression d’être une poupée”. On désincarne et on devient complice d’une violence qui nous laisse impuissant·e. La blancheur mélancolique de ses poupées ressemble à celle des lourdes nappes qui recouvrent les tables des cafés bourgeois, où les conversations se font calfeutrées comme s’il fallait étouffer un secret, où les mots sont hachés par les couverts pleins de faisceaux et par le son des larges théières à clapet. Le galbe chromé de ces contenants est idéal pour contrôler les allées et venues, sans regard direct entre les client·es et les serveur·ses. Angharad Williams a d’ailleurs fait une pièce à ce sujet. Dans l’exposition de Vienne, les rideaux de notre théâtre social et normatif s’ouvrent sur des poupées sérieuses et grotesques qui, si elles le pouvaient, iraient peut-être se faire exploser dans ces cafés, ronds comme des hippodromes, pour jouir de plaisir, pleurer et tout bousculer[2]. Rien de plus grave qu’un dessin d’enfant.
Mais que nous disent ces effigies toujours blanches, minces, et éternellement jeunes ? La philosophe Elsa Dorlin associe cette blancheur sourde à celle de la violence hétéropatriarcale, sans pour autant figer ces symboles dans une lecture univoque et héritière de l’impérialisme blanc. L’insistance de ces corps stéréotypés, au fort potentiel mimétique, interpelle tout de même sur les effets de la reproduction des normes machistes et occidentales. L’idéalisation d’une morphologie et d’une identité raciale au détriment de la diversité ne risque-t-elle pas de légitimer les hiérarchies de perception ? La question reste ouverte, mais nous pensons que sa portée prend toute sa force lorsqu’elle s’adresse à un public blanc bourgeois. Ce public qui n’a pas attendu les expositions de Vienne pour être témoin de l’érotisation précoce. Devant ces figures désincarnées, sans biographie ni intériorité, nous assistons aux conséquences cruelles du regard objectivant. Celui qui impose aux corps réels de se conformer à un imaginaire standardisé et de limiter leur psychologie à leur surface maquillée. Manifestement, les marionnettes de Vienne s’érigent en martyres et portent en elles la critique d’un système qui impose un idéal de beauté comme instrument de domination. C’est ainsi qu’elle nous adresse l’horreur du regard qui désincarne et tue. Car comme elle le dit, “l’amour de pygmalion est une agression[3]”. A l’état catatonique de ses poupées, s’opposent les réflexions dont elle a impulsé le dialogue au CN D – Centre National de la Danse – à Pantin. Depuis 2021, se tient le séminaire de Elsa Dorlin “Travailler la violence”, invitée par Vienne à recueillir des réécritures collectives de l’histoire passée et en cours, dans un partage de la mémoire des luttes. Au sein d’un cadre qui semble bien plus propice au “réencodage des perceptions”, pour reprendre ses termes.
Vue d’installation, Gisèle Vienne. This Causes Consciousness to Fracture – A Puppet Play, Haus am Waldsee, 2024, photo: Frank Sperling.
[1] extrait du film THEATER, Calla Henkel et Max Pitegoff, 2024.
[2] Romain, l’adolescent du film de Dennis Cooper Permanent Green Light (2018) éprouve ce désir urgent de se faire exploser, moins pour mourir que pour atteindre l’extase.
[3] Gisèle Vienne dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents, dir. Elsa Dorlin, Libertalia, 2021.
ANDREANNE BEGUIN – DU NOTGELD À LA BLOCKCHAIN (2024)
Andréanne Béguin est une jeune commissaire d’exposition et critique d’art sélectionnée en 2024 pour la bourse de voyage et de recherche en Allemagne. Dans le cadre de ce programme, elle a écrit le texte curatorial « Du notgeld à la blockchain » (2024), fruit de ses recherches menées lors de ses visites à Francfort, Berlin et Hambourg.
Le blé, les thunes, l’oseille, le pognon, le flouze, le pèze, les ronds, le fric, la mitraille… Les petits noms familiers donnés à l’argent sont pléthore. Cette profusion de dénominatifs est à l’image de l’importance de l’argent dans nos existences quotidiennes, de ses occurrences les plus intimes à ses manifestations publiques et politiques. Pour reprendre les mots de l’écrivain Thomas Baumgartner, qui vient de publier L’argent des gens, tentative d’épuisement de nos porte-monnaie, « L’argent fait notre quotidien, le fabrique, le contraint, le façonne. Le paradoxe est complet entre omniprésence et évanescence. » (p. 9). Si l’auteur, à rebours d’une étude philosophico-financière, choisit de faire le portrait de l’argent par des témoignages et récits individuels, l’enjeu de ma résidence de recherche en Allemagne n’était pas de craquer le code de la superstructure capitaliste, mais plus simplement d’appréhender l’argent dans sa dualité, à la fois comme sujet et comme médium artistique.
L’art et l’argent. L’homophonie fera sourire, un sourire entendu puisqu’il est de notoriété publique que ces deux mots sont les deux faces d’une même pièce. D’une part, le marché de l’art, par ses excès et ses sommes affolantes, n’en finit pas de défrayer la chronique, de marquer les esprits, de fasciner les un·es et de rebuter les autres. D’autre part, la précarité économique des artistes est une réalité moins reluisante, à laquelle le pouvoir législatif est encore resté sourd malgré le projet de loi déposé en février 2022 pour « une continuité de revenus des artistes auteurices ». Cette conjonction de coordination est évidente et nécessaire, en ce qu’elle permet de concevoir une architecture de valeurs économiques et sociales, des réalités professionnelles et structurelles. Mais s’il est indéniable que l’art a une valeur monétaire, qu’en est-il de la valeur artistique de l’argent ? Quelles sont ses qualités plastiques ? Ses potentialités narratives ? Quelle iconographie charrie-t-il ? Est-ce une iconographie comme les autres ? Sans chercher ni l’exhaustivité, ni la véracité, en entremêlant des visites d’ateliers, des rencontres avec des historiennes, voici une déambulation curatoriale à travers l’Allemagne en suivant ce fil vert.
À l’Historisches Museum Frankfurt, des mètres et mètres linéaires de vitrines conservent plus de 150 000 pièces de monnaie. Des civilisations grecques et romaines jusqu’à l’introduction de l’Euro en passant par l’instauration du pfennig par Charlemagne, elles offrent un condensé historique. Principalement rondes, les motifs et les matières varient, permettant d’inscrire dans le temps et l’espace ces fragments de société. Plus loin, une notice est consacrée à l’une des premières crises financières, désignée comme Kipper- und Wipperzeit (1618–1648). La dévaluation de la monnaie pour financer la guerre de Trente Ans a engendré l’émission de pièces en métal de plus en plus dépréciées. Les gens coupaient et rasaient les pièces aux métaux plus précieux et mélangeaient la face restante avec des métaux moins rares. Encore aujourd’hui, dans un système financier globalisé et généralisé, la matérialité de la monnaie est signifiante. Özlem Günyol & Mustafa Kunt s’en sont d’ailleurs saisis pour créer leur série – au nom évocateur – materialistic painting, qui n’est pas sans rappeler les vicissitudes et autres hybridations métallurgiques du XVIIème siècle. Initiée en 2018, inspirée du minimalisme de Josef Albers et ses carrés, elle consiste en la traduction picturale des pièces de monnaies les plus échangées dans le monde, comme le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen japonais. Les métaux contenus dans les pièces sont appliqués sous forme de poudre selon des surfaces proportionnelles aux quantités contenues dans chaque pièce. Le cuivre, le laiton, le nickel, le zinc… offrent leurs variations chromatiques. La monnaie, utilisée selon ses caractéristiques chimiques, est abstractisée. Sont néanmoins mises en exergue les richesses minières propres à chaque pays, et la hiérarchie monétaire à l’œuvre dans les conversions internationales est traduite par une surface picturale.
Özlem Günyol & Mustafa Kunt, Materialistic Paintings, 2018 – série en cours. Poudre métallique, papier d’impression fait main Hahnemühle 300 g/m², 76 × 82 cm. Euro, 10 centimes. 89 % Cu, 5 % Al, 5 % Zn, 1 % Sn. Photo : Katrin Binner.
Outre la matérialité, la collection de numismatique de l’Historisches Museum Frankfurt donne à voir une grande variété de représentation frappée sur ces pièces de monnaie. Des aigles, des lions, des portraits, des symboles… Toute une iconographie qui fait de la monnaie pas seulement un moyen de paiement, mais aussi un médium de communication. Pablo Schlumberger s’est amusé à jouer avec la force du message de l’argent. À l’occasion d’une soirée de performances de 2018 à la Klosterruine Berlin, l’artiste a créé six pièces de monnaie, coulées en argent à partir de modèles 3D, chacune correspondant à l’une des performances présentées. Il a ensuite confié l’interprétation de ces six pièces à une chercheuse en numismatique, Ulrike Peter, dont l’analyse a été publiée en 2023 dans une des éditions de l’artiste. La spéculation n’est pas orientée ici sur la valeur de l’objet mais elle est détournée sur le terrain de la signification, de la symbolique. L’argent comme support de représentation permet d’actionner la supposition, l’imagination, la projection mentale et sensible.
À partir d’ « Euro Manikin », une sculpture anthropomorphique en pièces de 1 € – ayant depuis disparu mystérieusement – Pablo Schlumberger réalise des séries de dessins et de photographies qui mettent en scène ce personnage énigmatique. L’artiste nous plonge dans un autre régime de rationalité, où l’argent est personnifié, à la fois malicieux et humoristique. Immergé sous l’eau des fontaines de Rome ou de Naples, il semble vivre ses propres aventures en dehors de nous – ce que l’argent fait finalement très bien aussi dans la vie financière dématérialisée…
Pablo Schlumberger, TOTAL REFUND 13, encre sur papier coloré, 29,7 x 21 cm,2019. Photo: Robert Schlossnickel.
À la Hamburger Kunshtalle, la collection de pièces, monnaies et médailles fait partie du département sculpture car l’ambition de la collection est de mettre en avant la portée artistique de la monnaie, le travail de l’orfèvrerie, les résonances avec d’autres œuvres. L’un des conservateurs historiques qualifiait d’ailleurs la collection de pièces comme une galerie de portraits miniatures. Toute la collection n’est pas exposée, une seule salle du parcours muséal lui est dédié et j’y découvre dans une vitrine une pièce – non pas montrée à plat mais de biais – d’une finesse extrême. Par association matérielle, un lien se fait avec la pratique de Rosa Lüders, qui travaille uniquement avec des feuilles d’aluminium. Ses inspirations sont multiples, des icônes votives grecques sur du métal souple aux salles de jeux d’argent en passant par les pièces émises par la Deutsche Demokratische Republik. Elles encroisent les notions de croyances, de valeurs, de pari, de gain. En lieu et place des chouettes, des chevaux que l’on retrouve à la Kunsthalle, Rosa Lüders donne à l’aluminium des formes de cerises, de flammes, de citrons. Un langage iconographique moderne tout droit sorti des machines à sous, promesses d’argent facile. Tout comme son matériau est réfléchissant, l’artiste joue avec cette force d’aveuglement et les effets de miroitements de l’argent.
Rosa Lüders, Sizzling Hot, 2023 ; 330 x 300 x 30 cm ; aluminium, encre-min.
Rosanna Marie Pondorf travaille elle aussi avec un langage iconographique ultracontemporain que sont les emojis. Sur du Wertschöpfungspapier fabriqué à partir de billets d’euro dévalués, elle imprime certains de ces emoji pour en pointer du doigt les implications géopolitiques. Par exemple, la pièce de monnaie du langage emoji représente un aigle américain et a pour devise « The Crazy One ». Autre exemple, les dollars américains sont dotés de petites ailes. Drôles et décalés, devenus des habitudes quotidiennes de communication, les emojis n’en restent pas moins un maillon signifiant au service du softpower américain et de l’idéologie dominante capitaliste. De l’argent sans valeur qui devient du papier et des emoji apparemment inoffensifs qui deviennent des totems, l’artiste inverse les perceptions pour formuler une critique des intérêts économiques du contrôle du langage digital.
Rosanna Marie Pondorf, Wertschöpfungspapier [argent volant] 2023, impression jet d’encre sur papier fait main à partir de billets d’euros, barre d’étalage, pinces téton, mousqueton, œillet, 44 x 29,5 cm.
Des pièces on passe ensuite aux billets, qui sont émis de façon régulière par les banques centrales des États européens au XVIIème siècle. La valeur fiduciaire est décuplée, car elle n’est plus indexée sur la matérialité du support et sa composition métallurgique, mais sur un système de croyance et de confiance. On croit qu’un rectangle en papier vaut 100 dollars. Et on y croit depuis longtemps. Parfois la croyance s’enraye, et l’histoire de l’Allemagne a été marquée par cette défiance fiduciaire. À la fin de la Première Guerre mondiale, dès 1916-1917, la valeur du Reichsmark s’effondre. Dans mes manuels scolaires allemands, les enfants de la République de Weimar faisaient des cerfs-volants avec des billets, pendant que leurs parents allaient faire leurs courses avec des brouettes de marks. Rapidement débordées, les autorités autorisent l’émission d’une monnaie de nécessité – en allemand Notgeld. Émise par des mairies, des entreprises, des banques régionales elle doit permettre de remplacer le mark pendant la crise, et pour la rendre attractive et attirante, ses designs sont confiés à des artistes et des graphistes. Au total sur la période autorisée, jusqu’en 1922, ce sont plus de 1 600 monnaies différentes qui sont imprimées et diffusées.
L’inflation comme source d’inspiration. C’est dans cette anomalie méta que nous entraine Michael Riedel. D’abord invité par le Geldmuseum de Francfort en 2017, l’artiste crée le Riedels, une monnaie uniquement sous forme de billets à partir de la totalité de ses échanges mail avec son galeriste de l’époque. 43 designs voient le jour de 5 à 500 Riedels. Puis c’est tout un système de transaction qui se met en place. Dans ses expositions, des distributeurs permettent d’échanger de l’argent contre des Riedels. Puis par la réalisation d’une édition, la version inflatée des Riedels est diffusée. Parfois des tickets à gratter à acheter permettent de gagner des Inflation Riedels, qui eux même permettent d’acquérir une œuvre de l’artiste. Non seulement, l’argent sert à la création de formes, mais aussi d’interaction, puisque le public « travaille » en quelque sorte à cette architecture transactionnelle, qui utilise des ressorts familiers : l’appât du gain, la convoitise, le toujours plus.
Michael Riedel, Riedels 25.000 (12), 2017. Impression offset sur papier, estampage à chaud, 12,6 x 20,5 cm. © Studio Michael Riedel
Michael Riedel s’est transformé en banque et en système monétaire, là où Niko Abramidis s’est transformé en start-up. Selon lui, la confiance que portent les gens à l’argent est de la même nature que celle que portent les collectionneurs à un artiste. En se vendant des dessins, un artiste n’opérerait-il pas une division de capital en des obligations ? Ainsi sur une série de dessins, il a intégré le tout nouveau système de paiement par puces, que génère entre autres Apple Pay. L’artiste nous fait nous assoir sur une liasse de billets de 500 €, ou autour d’une table de réunion très corpo dans les anciens locaux d’une banque d’affaires. Flirtant avec la dystopie, il invente des Cryptique machines, distributeurs ésotériques d’un futur peut-être pas si lointain où le système capitaliste aurait périclité, où les fentes des distributeurs resteraient béantes.
Dans un contexte de défiance généralisée, les années 1920 ont connu le Notgeld. Aujourd’hui, selon Simon Denny, les crypto-monnaies, les NFT et blockchains sont « de puissantes alternatives aux systèmes dominants de monnaie fiduciaire, de banque et de production d’art tels que nous les connaissons depuis si longtemps. »3 Artiste et curateur, Simon Denny explore les expériences du pouvoir, ses médiums, ses représentants dans des formes simples et non technologiques : des timbres, des jeux de société. Figure de proue de la pensée critique des monnaies alternatives technologiques en art, il a réalisé deux expositions fondamentales : Proof of Work, en 2018 au Pavillon Schinkel et Proof of Stake en 2021 au Kunstverein in Hamburg, rassemblant toutes les deux diverses productions artistiques autour des crypto-monnaies et de leurs réalités politiques, économiques, narratives. L’argent mute vers des formes toujours plus dématérialisées, il est toujours plus inodore et évanescent, et ses imaginaires sont toujours plus tentaculaires. Quand j’étais enfant, Piscou plongeait tête la première dans des piscines d’or et de billets, aujourd’hui CryptoPiscou est le pseudonyme d’un tradeur de Crypto-monnaies.
Vue d’installation Proof of Work, Schinkel Pavillon 2018. Comprenant: CryptoKitties / Guile Twardowski, Celestial Cyber Dimension, (Kitty . 127.), 2018 – Photo: Hans-Georg Gaul.
1) https://journals.openedition.org/critiquedart/114597
2) Pauline Hatzigeorgiou, Jana Euler, Oilopa, Wiels, 21.06-29.09.24
3) https://curamagazine.com/digital/simon-denny-art-and-crypto/
Les Vitrines 2024 – Exposition d’Arthur Gillet – « Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler »
Les Vitrines est un espace d’exposition consacré à la scène artistique française, initié par le Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne et de l’Institut français de Berlin, dont la direction artistique est confiée en 2024 à la commissaire d’exposition Lisa Colin et l’identité visuelle au studio Kiösk.
Nouvelles langues
Cette année, Les Vitrines accueillent tour à tour les artistes Arthur Gillet et Lou Masduraud à prendre part à une révolution romantique. De la peinture sur soie à la patine du bronze, leurs pratiques singulières et minutieuses détournent les savoir-faire traditionnels, et dévoilent des mondes merveilleux, jusqu’ici occultés. Les fresques spécialement créées pour l’occasion prônent le temps long, l’interrelation et la réhabilitation du soin et de l’écoute comme forces indispensables à la reconstruction d’un monde commun.
Arthur Gillet
Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler
08.03 – 15.06.2024
Vernissage le jeudi 7 mars à 19h et performance d’Arthur Gillet à 20h en entrée libre
C’est au travers d’une peinture sur soie de vingt-cinq mètres de long, qu’Arthur Gillet retrace son parcours, conscient de sa difficulté à s’adapter au monde et à l’autre. Cette fresque, à la fois personnelle et universelle, témoigne de la vie d’un CODA – Child of Deaf Adults [enfant entendant de parents sourds], dévoilant des aspects souvent méconnus de la vie des sourd·es et des enjeux socioculturels liés à cette divergence. Par un ensemble de figures, l’œuvre transcende les barrières linguistiques, et explore les subtilités de la communication non-verbale.
D’une flèche qui traverse l’oreille de sa mère, la peinture évoque la perte de son audition, et les étapes de vie qui en découlent : son éducation au couvent où on lui interdit de signer, sa participation au Réveil Sourd – mouvement pour la réhabilitation de la Langue des Signes Française, la naissance d’Arthur et son intégration difficile, situé entre le monde des sourd·es et des entendant·es, l’isolement social, les moqueries et la violence de la différence, avant de trouver, chacun·e, une forme d’émancipation dans les nouvelles technologies. Arthur Gillet s’inspire des enluminures de Cristoforo de Predis, un artiste sourd du Moyen Âge italien, notamment dans l’usage de couleurs vives et la représentation de structures symboliques : les architectures – reclusoir, église, porte, tours – sont autant de lieux d’isolement que de franchissements pour ces personnages, guidés par des présences invisibles. L’iconographie dévoile le rôle souvent occulté de la religion dans l’histoire des sourd·es, où la confusion entre surdité et déficience mentale a conduit à la réclusion et à la stigmatisation. Néanmoins, la figuration, art déjà employé dans les églises pour transmettre le contenu d’un livre à une population analphabète, ne s’est pas arrêtée à une dimension purement pédagogique ou décorative. Les fresques du couvent San Marco de Fra Angelico étaient destinées à devenir un support au dialogue intérieur. Il apparaît dans les cultures sourde et CODA, la conviction qu’au-delà d’une dialectique occidentale (platonicienne, chrétienne ou moderne) l’image n’est pas le substitut d’une vérité intellectuelle qui lui serait supérieure, mais une expression à part entière, riche et pleine de sens, capable de pallier les limites du verbe.
Pour autant, jusqu’en 2005 être sourd·e ou CODA signifie ne pas avoir de langue maternelle. En 1880, le congrès de Milan réunit deux-cent-vingt-cinq « spécialistes » dont seulement trois sourds, et conclut à la nécessité de promouvoir la méthode oraliste au détriment des langues visuelles. Les langues des signes sont interdites jusqu’en 1991[1], et reconnues progressivement en Europe comme langues officielles dans les années 2000 (en France en 2005). L’oralisme exige des personnes sourdes une intégration forcée par mimétisme, au prix de méthodes douloureuses et mutilantes (appareils, trépanations). S’inscrivant dans une pédagogie qui impose que l’on entende et parle avant d’écrire, l’oralisme dénigre les capacités et l’intelligence propres à chaque individu. Des méthodes d’apprentissage forcé se développent, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera[2]. En conséquence, en France en 2003, parmi les deux millions de personnes nées sourdes, l’illettrisme est massif et atteint les 80%[3]. C’est le cas de la mère d’Arthur, qui obtient en 1971 le seul diplôme à sa portée, un certificat d’aptitude professionnelle en Arts Ménagers. Elle participe dans les années 70-80 au Réveil Sourd, mouvement militant pour une éducation bilingue de l’enfant sourd·e, conjointement aux luttes féministes, antiracistes, LGBTQ et décoloniales, qui défendent leurs reconnaissances et leurs droits. C’est par cette rencontre avec d’autres personnes sourdes, que sa mère apprend à l’âge de 17 ans sa « langue naturelle », la langue des signes.
Revenant sur des faits parfois traumatisants, Arthur Gillet rend visible des conditions socio-politiques méconnues, et met en lumière l’inversion de la parentalité qui s’opère fréquemment : les enfants CODA se voient jouer le rôle d’intermédiaire ou de parent auprès d’une société entendante validiste (recherche de travail, traduction, socialisation, intégration). Ainsi, il révèle l’impact majeur des avancées technologiques, telles que l’invention du minitel, du téléphone, de la lampe-flash radio Lisa (qui traduit le son en lumière), ou du télétexte Antiope (pour la transcription en direct des dialogues et sons des films, spatialisés par un code couleur) qui ont non seulement facilité la communication et la sociabilisation, mais ont surtout contribué à l’autonomisation des personnes sourdes. Dans sa fresque, l’artiste développe une iconographie multiple de l’invisible, où la technologie prend le pas sur la religion : les anges sont remplacés par des écrans annonciateurs, le clocher de l’église par une tour de transmission, les rayons sacrés sont des ondes radios. Le 21e siècle devient alors l’époque de la magie, les choses adviennent sans qu’on en comprenne leur fonctionnement. Dans la lignée d’Hilma af Klint[4], dont les carnets et peintures sont empreints de spiritisme, l’œuvre d’Arthur Gillet est un portail vers d’autres dimensions, où le réel cohabite avec le fantastique. L’emploi de la figuration rend visible une condition physique qui ne l’est pas, contrant sa « monstruosité », c’est à dire précisément son manque de représentation. Les nouvelles technologies ont également apporté une grande visibilité au mouvement, une représentation politique autogérée, à l’instar d’autres minorités.
La fresque, éclairée par l’arrière, prend des allures de vitraux ou d’écran, et se déroule comme une pellicule cinéma : en longeant la vitrine, on découvre une suite d’images qui s’animent, témoin silencieux de la vie d’un CODA. Entre la revendication d’être « comme les autres » et celle d’être reconnu dans sa spécificité, Arthur Gillet déconstruit les stéréotypes et dépeint la surdité non pas comme une incapacité mais comme une divergence physique, d’intelligence et de sensibilité. Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler est un manifeste visuel ; le témoignage poignant d’une lutte pour l’inclusion et la reconnaissance culturelle.
Lisa Colin
[1] Dès 1975, des associations comme l’IVT – International Visual Theatre vont enseigner en Île-de-France la Langue des signes française. C’est en 1991 que l’amendement « Fabius » reconnaît aux familles le droit de choisir une communication bilingue dans l’éducation de leurs enfants. Ce décret sera très peu respecté, seuls 1 % des élèves sourd·es ont par la suite accès à ces structures.
[2] Marcelle CHARPENTIER, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera. Dès l’âge de la maternelle (Éditions sociales françaises, Paris, 1956).
[3] Brigitte PARRAUD et Carole ROUDEIX, « Bibliothèque, lecture et surdité », BBF – Bulletin des bibliothèques de France (En ligne, 2004).
[4] Peintre suédoise (1862-1944), qui a voué sa vie et son travail à l’exploration de l’invisible.
Arthur Gillet (né en 1986, vit et travaille à Paris) est un artiste plasticien et performeur. Diplômé de l’École des beaux-arts de Rennes, il se forme parallèlement à la danse contemporaine au Musée de la danse. Il grandit en transition de genre, dans une famille sourde et neuro-atypique en marge du marché du travail. Dans ses travaux, Arthur Gillet approfondit les thématiques du désir, de l’identité, de la lutte sociale et des médias ; par sa pratique de la performance et du happening, il investit les espaces publics ou institutionnels. Il est marqué par les autrices et artistes qui ont accompagné son parcours de transition : Naoko Takeuchi, Jane Austen, Valtesse de la Bigne, Virginia Woolf, Murasaki Shikibu, Isabelle Queval, Geneviève Fraisse, Elisabeth Lebovici. Arthur Gillet a présenté son travail en France et à l’international, au CAC Brétigny, au Palais de Tokyo (Paris), à PROXYCO Gallery (New-York), au Transpalette – Centre d’art contemporain de Bourges, entre autres.
Site internet : https://arthurgillet.com/
Instagram : @arthurouge
Crédits photos : Kathleen Pracht
Kiösk est un studio de design graphique basé à Ivry-sur-Seine. Le duo composé d’Elsa Aupetit et Martin Plagnol dessine des identités visuelles, des sites Internets, des affiches, des éditions, des signalétiques, dans le cadre de la commande publique comme privée. Ils ont également fondé la maison d’édition indépendante Dumpling Books.
Instagram : @studio_kiosk
Projets
Les Vitrines 2024 – Exposition d’Arthur Gillet – « Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler »
Les Vitrines est un espace d’exposition consacré à la scène artistique française, initié par le Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne et de l’Institut français de Berlin, dont la direction artistique est confiée en 2024 à la commissaire d’exposition Lisa Colin et l’identité visuelle au studio Kiösk.
Nouvelles langues
Cette année, Les Vitrines accueillent tour à tour les artistes Arthur Gillet et Lou Masduraud à prendre part à une révolution romantique. De la peinture sur soie à la patine du bronze, leurs pratiques singulières et minutieuses détournent les savoir-faire traditionnels, et dévoilent des mondes merveilleux, jusqu’ici occultés. Les fresques spécialement créées pour l’occasion prônent le temps long, l’interrelation et la réhabilitation du soin et de l’écoute comme forces indispensables à la reconstruction d’un monde commun.
Arthur Gillet
Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler
08.03 – 15.06.2024
Vernissage le jeudi 7 mars à 19h et performance d’Arthur Gillet à 20h en entrée libre
C’est au travers d’une peinture sur soie de vingt-cinq mètres de long, qu’Arthur Gillet retrace son parcours, conscient de sa difficulté à s’adapter au monde et à l’autre. Cette fresque, à la fois personnelle et universelle, témoigne de la vie d’un CODA – Child of Deaf Adults [enfant entendant de parents sourds], dévoilant des aspects souvent méconnus de la vie des sourd·es et des enjeux socioculturels liés à cette divergence. Par un ensemble de figures, l’œuvre transcende les barrières linguistiques, et explore les subtilités de la communication non-verbale.
D’une flèche qui traverse l’oreille de sa mère, la peinture évoque la perte de son audition, et les étapes de vie qui en découlent : son éducation au couvent où on lui interdit de signer, sa participation au Réveil Sourd – mouvement pour la réhabilitation de la Langue des Signes Française, la naissance d’Arthur et son intégration difficile, situé entre le monde des sourd·es et des entendant·es, l’isolement social, les moqueries et la violence de la différence, avant de trouver, chacun·e, une forme d’émancipation dans les nouvelles technologies. Arthur Gillet s’inspire des enluminures de Cristoforo de Predis, un artiste sourd du Moyen Âge italien, notamment dans l’usage de couleurs vives et la représentation de structures symboliques : les architectures – reclusoir, église, porte, tours – sont autant de lieux d’isolement que de franchissements pour ces personnages, guidés par des présences invisibles. L’iconographie dévoile le rôle souvent occulté de la religion dans l’histoire des sourd·es, où la confusion entre surdité et déficience mentale a conduit à la réclusion et à la stigmatisation. Néanmoins, la figuration, art déjà employé dans les églises pour transmettre le contenu d’un livre à une population analphabète, ne s’est pas arrêtée à une dimension purement pédagogique ou décorative. Les fresques du couvent San Marco de Fra Angelico étaient destinées à devenir un support au dialogue intérieur. Il apparaît dans les cultures sourde et CODA, la conviction qu’au-delà d’une dialectique occidentale (platonicienne, chrétienne ou moderne) l’image n’est pas le substitut d’une vérité intellectuelle qui lui serait supérieure, mais une expression à part entière, riche et pleine de sens, capable de pallier les limites du verbe.
Pour autant, jusqu’en 2005 être sourd·e ou CODA signifie ne pas avoir de langue maternelle. En 1880, le congrès de Milan réunit deux-cent-vingt-cinq « spécialistes » dont seulement trois sourds, et conclut à la nécessité de promouvoir la méthode oraliste au détriment des langues visuelles. Les langues des signes sont interdites jusqu’en 1991[1], et reconnues progressivement en Europe comme langues officielles dans les années 2000 (en France en 2005). L’oralisme exige des personnes sourdes une intégration forcée par mimétisme, au prix de méthodes douloureuses et mutilantes (appareils, trépanations). S’inscrivant dans une pédagogie qui impose que l’on entende et parle avant d’écrire, l’oralisme dénigre les capacités et l’intelligence propres à chaque individu. Des méthodes d’apprentissage forcé se développent, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera[2]. En conséquence, en France en 2003, parmi les deux millions de personnes nées sourdes, l’illettrisme est massif et atteint les 80%[3]. C’est le cas de la mère d’Arthur, qui obtient en 1971 le seul diplôme à sa portée, un certificat d’aptitude professionnelle en Arts Ménagers. Elle participe dans les années 70-80 au Réveil Sourd, mouvement militant pour une éducation bilingue de l’enfant sourd·e, conjointement aux luttes féministes, antiracistes, LGBTQ et décoloniales, qui défendent leurs reconnaissances et leurs droits. C’est par cette rencontre avec d’autres personnes sourdes, que sa mère apprend à l’âge de 17 ans sa « langue naturelle », la langue des signes.
Revenant sur des faits parfois traumatisants, Arthur Gillet rend visible des conditions socio-politiques méconnues, et met en lumière l’inversion de la parentalité qui s’opère fréquemment : les enfants CODA se voient jouer le rôle d’intermédiaire ou de parent auprès d’une société entendante validiste (recherche de travail, traduction, socialisation, intégration). Ainsi, il révèle l’impact majeur des avancées technologiques, telles que l’invention du minitel, du téléphone, de la lampe-flash radio Lisa (qui traduit le son en lumière), ou du télétexte Antiope (pour la transcription en direct des dialogues et sons des films, spatialisés par un code couleur) qui ont non seulement facilité la communication et la sociabilisation, mais ont surtout contribué à l’autonomisation des personnes sourdes. Dans sa fresque, l’artiste développe une iconographie multiple de l’invisible, où la technologie prend le pas sur la religion : les anges sont remplacés par des écrans annonciateurs, le clocher de l’église par une tour de transmission, les rayons sacrés sont des ondes radios. Le 21e siècle devient alors l’époque de la magie, les choses adviennent sans qu’on en comprenne leur fonctionnement. Dans la lignée d’Hilma af Klint[4], dont les carnets et peintures sont empreints de spiritisme, l’œuvre d’Arthur Gillet est un portail vers d’autres dimensions, où le réel cohabite avec le fantastique. L’emploi de la figuration rend visible une condition physique qui ne l’est pas, contrant sa « monstruosité », c’est à dire précisément son manque de représentation. Les nouvelles technologies ont également apporté une grande visibilité au mouvement, une représentation politique autogérée, à l’instar d’autres minorités.
La fresque, éclairée par l’arrière, prend des allures de vitraux ou d’écran, et se déroule comme une pellicule cinéma : en longeant la vitrine, on découvre une suite d’images qui s’animent, témoin silencieux de la vie d’un CODA. Entre la revendication d’être « comme les autres » et celle d’être reconnu dans sa spécificité, Arthur Gillet déconstruit les stéréotypes et dépeint la surdité non pas comme une incapacité mais comme une divergence physique, d’intelligence et de sensibilité. Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler est un manifeste visuel ; le témoignage poignant d’une lutte pour l’inclusion et la reconnaissance culturelle.
Lisa Colin
[1] Dès 1975, des associations comme l’IVT – International Visual Theatre vont enseigner en Île-de-France la Langue des signes française. C’est en 1991 que l’amendement « Fabius » reconnaît aux familles le droit de choisir une communication bilingue dans l’éducation de leurs enfants. Ce décret sera très peu respecté, seuls 1 % des élèves sourd·es ont par la suite accès à ces structures.
[2] Marcelle CHARPENTIER, Cet enfant sera comme les autres : il entendra, il parlera. Dès l’âge de la maternelle (Éditions sociales françaises, Paris, 1956).
[3] Brigitte PARRAUD et Carole ROUDEIX, « Bibliothèque, lecture et surdité », BBF – Bulletin des bibliothèques de France (En ligne, 2004).
[4] Peintre suédoise (1862-1944), qui a voué sa vie et son travail à l’exploration de l’invisible.
Arthur Gillet (né en 1986, vit et travaille à Paris) est un artiste plasticien et performeur. Diplômé de l’École des beaux-arts de Rennes, il se forme parallèlement à la danse contemporaine au Musée de la danse. Il grandit en transition de genre, dans une famille sourde et neuro-atypique en marge du marché du travail. Dans ses travaux, Arthur Gillet approfondit les thématiques du désir, de l’identité, de la lutte sociale et des médias ; par sa pratique de la performance et du happening, il investit les espaces publics ou institutionnels. Il est marqué par les autrices et artistes qui ont accompagné son parcours de transition : Naoko Takeuchi, Jane Austen, Valtesse de la Bigne, Virginia Woolf, Murasaki Shikibu, Isabelle Queval, Geneviève Fraisse, Elisabeth Lebovici. Arthur Gillet a présenté son travail en France et à l’international, au CAC Brétigny, au Palais de Tokyo (Paris), à PROXYCO Gallery (New-York), au Transpalette – Centre d’art contemporain de Bourges, entre autres.
Site internet : https://arthurgillet.com/
Instagram : @arthurouge
Crédits photos : Kathleen Pracht
Kiösk est un studio de design graphique basé à Ivry-sur-Seine. Le duo composé d’Elsa Aupetit et Martin Plagnol dessine des identités visuelles, des sites Internets, des affiches, des éditions, des signalétiques, dans le cadre de la commande publique comme privée. Ils ont également fondé la maison d’édition indépendante Dumpling Books.
Instagram : @studio_kiosk
MISSION AU SEIN DE LA KUNSTHALLE PORTIKUS X LUCAS JACQUES-WITZ
Cette année, le jeune commissaire Lucas Jacques-Witz a été sélectionné pour intégrer l’équipe de curation de la Kunsthalle Portikus à Francfort-sur-le-Main pour travailler en étroite collaboration avec les équipes de l’institution allemande pour l’organisation et la mise en œuvre de la manifestation PORTIKUS ART BOOK FESTIVAL et des programmes de médiation.
Se déroulant du 19 au 23 octobre 2022, parallèlement à la Foire internationale du livre de Francfort, PORTIKUS ART BOOK FESTIVAL est un projet d’expositions, d’ateliers et de conférences publiques qui vise à mettre en lumière le travail d’éditeurs et d’éditrices de livres d’art indépendants et internationaux, à partager et échanger sur les pratiques contemporaines de création de livres d’artistes, fanzines, magazines, multiples, etc. Son objectif est de présenter une pluralité de créateurs et créatrices, d’exposer leur travail et de les faire dialoguer au sein d’une scénographie d’exposition spécialement conçue pour l’occasion par le studio d’architecture espagnol MAIO. La présentation des livres y sera en constante évolution, invitant les visiteurs, avec l’aide de l’équipe de Portikus, à établir de nouvelles connexions entre les différentes pratiques de l’édition. PORTIKUS ART BOOK FESTIVAL présentera également une série de discussions publiques axées sur la transmission des connaissances et des expériences d’acteurs internationaux de l’édition de livres d’art et pour un public plus jeune, des ateliers artistiques axés sur la création de fanzines seront organisés, en collaboration avec une école locale et des étudiants de la Städelschule.
STAPLED
STAPLED est un événement d’une semaine qui servira de plateforme pour les éditeurs d’art expérimental du monde entier. éditeurs d’art expérimental du monde entier de se rencontrer et d’échanger des idées pendant la Foire du livre de Francfort, la plus grande foire du livre au monde. d’échanger des idées pendant la Foire du livre de Francfort, la plus grande foire du livre au monde. du monde. STAPLED vise à jeter un pont entre les différentes scènes de l’édition d’art. entre les différentes scènes de l’édition d’art. En mettant l’accent sur la création d’un dialogue entre les éditeurs d’art internationaux, une sélection d’artistes, de studios de une sélection d’artistes, de studios de graphisme et d’éditeurs internationaux seront invités à présenter leur travail dans une scénographie d’exposition spécialement commandée pour l’exposition. dans une scénographie d’exposition spécialement conçue pour l’occasion. pour l’occasion. Repenser les façons de s’engager avec les livres aujourd’hui, un artiste ou un architecte sera invité à créer une scénographie d’exposition spécialement commandée pour l’occasion. sera invité à créer une scénographie d’exposition spécialement pour l’occasion. Cette scénographie unique sera au centre de la toute première présentation de Portikus sur les pratiques de l’édition d’art. présentation de Portikus sur les pratiques de l’édition d’art. Il sera essentiel de Il sera essentiel de s’engager les uns avec les autres et avec les livres présentés. L’objectif de STAPLED L’objectif de STAPLED est de présenter une famille cohérente de créateurs de livres en exposant leurs travaux ensemble et en les faisant dialoguer dans le cadre d’une exposition. en exposant leurs travaux ensemble et en les faisant dialoguer dans le hall principal de Portikus. La présentation des livres changera constamment, invitant les visiteurs à tracer de nouvelles frontières entre les différentes approches de l’édition. L’exposition STAPLED est gratuite et sera s’accompagnera de diverses séances de dédicaces avec des artistes et des locales et internationales qui se dérouleront tout au long de la journée.
LES VITRINES 2022
Initiées depuis 2021, « Les Vitrines » sont un espace d’exposition dédié à la scène artistique française, mis en place par le Bureau des arts plastiques de l’Institut français d’Allemagne et l’Institut français de Berlin. Cette année, la direction artistique des Vitrines est confiée à la commissaire Anne-Laure Lestage et l’identité visuelle au Studio Haberfeld.
La proposition imaginée par Anne-Laure Lestage pour « Les Vitrines 2022 » invite tout au long de l’année rythmée de trois expositions des artistes français.es en solo ou en duo qui réfléchissent, de manière élargie, l’écriture sauvage dans leur pratique. Titre éponyme du poème pastoral de Mallarmé et de la chorégraphie bestiale de Nijinski, L’après-midi d’un faune fait l’éloge d’une créature, mi-homme mi- animal, à la poursuite de son désir. À travers des formes libres et intuitives, les artistes révèlent avec fragilité, douceur et brutalité des altérités entre les mondes vivants. Ce prélude champêtre se retrouve ici au carrefour d’une rue berlinoise, telle une plante rudérale qui pousserait entre les failles du ciment. Humain et animal, domestique et instinctif s’entrelacent par des jeux de représentations, de gestes et de matières équivoques. Les vitrines tentent de réfléchir à la question du monde sauvage.
La pratique curatoriale d’Anne-Laure Lestage vise à croiser l’art contemporain, les arts décoratifs et l’artisanat. Elle s’intéresse particulièrement aux questions liées à l’anthropocène et aux arts domestiques. En 2019 elle crée un espace curatorial a mano studio à Biarritz avec pour objectif de décloisonner les pratiques artistiques contemporaines et de renouer avec les savoir-faire ancestraux.
Raphaël Larre – Forêt intérieure